En l'affaire Chahal c. Royaume-Uni[1],

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 51 de son règlement A[2], en une grande chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président, R. Bernhardt, F. Gölcüklü, F. Matscher, L.-E. Pettiti, A. Spielmann, J. De Meyer, N. Valticos, S.K. Martens, Mme E. Palm, M. J.M. Morenilla, Sir John Freeland, MM. A.B. Baka, G. Mifsud Bonnici, J. Makarczyk, D. Gotchev, P. Jambrek, U. Lohmus, E. Levits,

ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 mars, 30 août et 25 octobre 1996,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

PROCÉDURE

1.   L'affaire a été déférée à la Cour par le gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord ("le Gouvernement") le 23 août 1995 et par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 13 septembre 1995, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). A son origine se trouve une requête (n° 22414/93) dirigée contre le Royaume-Uni et dont deux citoyens indiens, M. Karamjit Singh Chahal et Mme Darshan Kaur Chahal, et deux ressortissants britanniques, Mlle Kiranpreet Kaur Chahal et M. Bikaramjit Singh Chahal, avaient saisi la Commission le 27 juillet 1993 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La requête du Gouvernement renvoie à l'article 48 (art. 48) et la demande de la Commission aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration britannique reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 3, 5 paras. 1 et 4, 8 et 13 de la Convention (art. 3, art. 5-1, art. 5-4, art. 8, art. 13).

2.   En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, les requérants ont manifesté le désir de participer à l'instance et désigné leur conseil (article 30).

3.   La chambre à constituer comprenait de plein droit Sir John Freeland, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour (article 21 par. 4 b) du règlement A). Le 5 septembre 1995, le président de la Cour, M. R. Ryssdal, a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. L.-E. Pettiti, B. Walsh, R. Macdonald, N. Valticos, F. Bigi, D. Gotchev et U. Lohmus, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement A) (art. 43).

4.   Le 24 août 1995, le Gouvernement a informé la Cour qu'il n'était pas prévu d'expulser le premier requérant dans l'immédiat et s'est engagé, au cas où une décision en ce sens serait prise, à la prévenir au moins deux semaines avant de passer à exécution.

Le 1er septembre 1994, la Commission avait recommandé au Gouvernement, conformément à l'article 36 de son règlement intérieur, de ne pas expulser le requérant avant la fin de la procédure devant elle. Cette mesure est restée recommandée au Gouvernement en vertu de l'article 36 par. 2 du règlement A de la Cour.

5.   En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement A), M. Bernhardt a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, l'avocat des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du Gouvernement et des requérants le 15 janvier 1996.

6.   Le 28 novembre 1995, M. Bernhardt, ayant consulté les membres de la chambre, a accordé à Amnesty International, à Justice ainsi qu'à Liberty, au Centre for Advice on Individual Rights in Europe ("AIRE Centre") et au Joint Council for the Welfare of Immigrants ("JCWI"), toutes organisations de défense des droits de l'homme ayant leur siège à Londres, l'autorisation de soumettre des observations conformément à l'article 37 par. 2 du règlement A. Le greffier a reçu les observations d'Amnesty International et de Justice le 15 janvier 1996 et celles de Liberty, AIRE Centre et JCWI le 24 janvier 1996.

7.   Le 21 février 1996, la chambre a décidé de se dessaisir avec effet immédiat au profit d'une grande chambre (article 51 par. 1 du règlement A).

8.   La grande chambre à constituer comprenait de plein droit M. Ryssdal, président de la Cour, M. Bernhardt, vice-président, et tous les autres membres et juges suppléants (MM. F. Matscher, A. Spielmann, J.M. Morenilla et E. Levits) de la chambre dessaisie (article 51 par. 2 a) et b) du règlement A). Le président a tiré au sort, le 24 février 1996, le nom des sept juges supplémentaires, à savoir M. F. Gölcüklü, M. J. De Meyer, M. S.K. Martens, Mme E. Palm, M. A.B. Baka, M. G. Mifsud Bonnici et M. P. Jambrek, en présence du greffier.

9.   M. Macdonald, empêché d'assister à l'audience, a été remplacé par M. J. Makarczyk.

M. Bigi est décédé après l'audience. M. Walsh non plus n'a pu assister à la suite de l'examen de l'affaire.

10.  Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 25 mars 1996, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

-     pour le Gouvernement

M. I. Christie, ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth, agent, Sir Nicholas Lyell QC, député, Attorney-General, MM. J. Eadie, conseils, C. Whomersley, secrétariat juridique du service des Law Officers, D. Nissen, ministère de l'Intérieur, C. Osborne, ministère de l'Intérieur, D. Cooke, ministère de l'Intérieur, J. Crump, ministère de l'Intérieur, J. Marshall, ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth, conseillers;

-     pour la Commission

M. N. Bratza, délégué;

-     pour les requérants

MM. N. Blake QC, conseil, D. Burgess, solicitor.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Bratza, M. Blake et Sir Nicholas Lyell.

11.  Le 29 mars 1996, la grande chambre a décidé de ne pas joindre au dossier de l'affaire deux attestations sous serment soumises le 21 mars 1996 en raison de leur tardiveté et des objections formulées par le Gouvernement.

EN FAIT

I.          Les circonstances de l'espèce

A.        Les requérants

12.  Les quatre requérants, sikhs, appartiennent à la même famille.

Le premier requérant, Karamjit Singh Chahal, est un citoyen indien né en 1948. En 1971, il entra clandestinement au Royaume-Uni pour y chercher un emploi. En 1974, il adressa au ministère de l'Intérieur une demande en vue de régulariser sa situation et obtint le 10 décembre 1974 un permis de séjour illimité en vertu d'une amnistie touchant les clandestins arrivés avant le 1er janvier 1973. Il est détenu depuis le 16 août 1990 à la prison de Bedford dans l'attente de son expulsion.

La seconde requérante, Darshan Kaur Chahal, également de nationalité indienne, est née en 1956. Elle arriva en Angleterre le 12 septembre 1975 après son mariage avec le premier requérant en Inde et vit actuellement à Luton avec leurs deux enfants, Kiranpreet Kaur Chahal (née en 1977) et Bikaramjit Singh Chahal (né en 1978), respectivement les troisième et quatrième requérants. Nés au Royaume-Uni, les deux enfants ont la nationalité britannique.

13.  Les deux premiers requérants sollicitèrent la nationalité britannique en décembre 1987. La demande de M. Chahal fut rejetée le 4 avril 1989, tandis que celle de Mme Chahal reste pendante.

B.        Contexte: le conflit au Pendjab

14.  Depuis la partition de l'Inde en 1947, de nombreux sikhs se sont lancés dans une campagne politique en faveur d'une patrie sikhe indépendante, le Khalistan, équivalant à peu près à la province indienne du Pendjab. A la fin des années 70 apparut un groupe important, dirigé par Sant Jarnail Singh Bhindranwale, dont la base était le Temple d'or d'Amritsar, le lieu saint le plus vénéré des sikhs. Le Gouvernement affirme que Sant Bhindranwale utilisait le Temple d'or non seulement pour prêcher la doctrine sikhe orthodoxe, mais également pour y stocker des armes et qu'il appelait à utiliser la violence pour instaurer un Khalistan indépendant.

15.  La situation au Pendjab se dégrada après l'assassinat d'un policier de haut rang dans le Temple d'or en 1983. Le 6 juin 1984, l'armée indienne prit le temple d'assaut au cours d'un festival religieux et tua Sant Bhindranwale ainsi qu'un millier de sikhs. Quatre mois plus tard, Mme Indira Gandhi, premier ministre indien, fut abattue à coups de feu par deux de ses gardes du corps sikhs. La riposte hindoue entraîna la mort de plus de 2 000 sikhs au cours d'émeutes à Delhi.

16.  Depuis 1984, le conflit au Pendjab aurait coûté la vie à plus de 20 000 personnes; il a culminé en 1992, année où, d'après des articles parus dans la presse indienne rassemblés par le ministère britannique des Affaires étrangères et du Commonwealth, 4 000 personnes environ ont trouvé la mort au cours d'incidents survenus au Pendjab et ailleurs. Divers éléments donnent à penser que tant les séparatistes sikhs que les forces de sécurité ont perpétré des violences et des actes contraires aux droits de l'homme (paragraphes 45-56 ci-dessous).

C.        Visite de M. Chahal en Inde en 1984

17.  Le 1er janvier 1984, M. Chahal partit pour le Pendjab avec sa femme et ses enfants afin d'y rendre visite à leur famille. Il affirme que, pendant son séjour, il est allé à maintes reprises au Temple d'or, où il a écouté une dizaine de fois les prêches de Sant Bhindranwale. Lors d'une visite, sa femme, son fils et lui ont été reçus en audience privée par le Sant. C'est à cette époque que M. Chahal se fit baptiser et commença à suivre les préceptes de l'orthodoxie sikhe. Il participa également à l'organisation de la résistance passive destinée à défendre l'autonomie du Pendjab.

18.  La police du Pendjab l'arrêta le 30 mars 1984. Il fut détenu pendant vingt et un jours. Il affirma être resté menottes aux poignets dans des conditions insalubres et avoir été battu jusqu'à tomber dans le coma, avoir reçu des décharges électriques sur diverses parties du corps et subi un simulacre d'exécution. Il fut ensuite libéré sans qu'aucune charge soit retenue contre lui.

Il          regagna le Royaume-Uni le 27 mai 1984 et n'est pas retourné en Inde depuis.

D.        Activités politiques et religieuses de M. Chahal au Royaume-Uni

19.  Depuis son retour au Royaume-Uni, M. Chahal occupe une place importante dans la communauté sikhe, laquelle fut horrifiée par l'attaque du Temple d'or. Il prit part à l'organisation d'une manifestation à Londres pour protester contre l'attitude du gouvernement indien, devint membre à plein temps du comité du temple sikh (gurdwara) de Belvedere (Erith, Kent) et parcourut Londres pour persuader les jeunes sikhs de se faire baptiser.

20.  M. Jasbir Singh Rode entra au Royaume-Uni en août 1984. Il s'agissait du neveu de Sant Bhindranwale, reconnu par les sikhs comme son successeur en tant que chef spirituel. M. Chahal le rencontra à son arrivée puis l'accompagna dans la tournée qu'il effectua au Royaume-Uni, l'aidant à accomplir les baptêmes. M. Rode joua un rôle décisif dans la création au Royaume-Uni d'antennes de la Fédération internationale de la jeunesse sikhe (International Sikh Youth Federation - "ISYF"), l'organisation en étant en grande partie assumée par M. Chahal. L'ISYF devait jouer le rôle de section britannique de la Fédération panindienne des étudiants sikhs (All India Sikh Students' Federation). Cette dernière fut interdite par le gouvernement indien jusqu'à la mi-1985 et il semblerait que les autorités indiennes la considèrent toujours comme militante.

21.  M. Rode fut expulsé du Royaume-Uni en décembre 1984 pour incitation publique à la violence dans le cadre de la campagne séparatiste. A son arrivée en Inde, il fut emprisonné sans jugement jusque vers la fin de l'année 1988. Peu après sa sortie de prison, il apparut que ses opinions politiques s'étaient modifiées. Il déclarait désormais que les sikhs devaient défendre leur cause en adoptant des méthodes constitutionnelles, ce que nombre de sikhs jugeaient inadmissible au dire des requérants. Il se produisit de ce fait une scission parmi les anciens partisans de M. Rode.

22.  Au Royaume-Uni, selon le Gouvernement, cela se traduisit par une fracture de l'ISYF le long d'une ligne coupant l'île en deux. Au nord de cette ligne, la plupart des antennes de l'ISYF restèrent fidèles à M. Rode, alors qu'au sud, l'ISYF se lia avec un autre activiste politique du Pendjab, le Dr Sohan Singh, qui continuait à soutenir la création d'une patrie indépendante. M. Chahal ainsi que, selon lui, toutes les grandes figures spirituelles et intellectuelles de la communauté sikhe au Royaume-Uni appartenaient à la faction du sud.

E.        Infractions pénales présumées de M. Chahal

23.  En octobre 1985, M. Chahal fut placé en détention en vertu de la loi de 1984 sur la prévention du terrorisme (dispositions temporaires) (Prevention of Terrorism (Temporary Provisions) Act 1984 - "la PTA"), car soupçonné d'avoir participé à un complot visant à assassiner le premier ministre indien, M. Rajiv Gandhi, lors d'une visite officielle au Royaume-Uni. Il fut libéré faute de preuve.

En 1986, il fut arrêté et soumis à deux interrogatoires (l'un en vertu de la PTA), la police le croyant impliqué dans un complot de l'ISYF destiné à assassiner des sikhs modérés au Royaume-Uni. Il fut dans les deux cas libéré sans que l'on retienne de charge contre lui.

M.  Chahal a nié toute participation à ces divers complots.

24.  En mars 1986, M. Chahal fut accusé d'avoir provoqué une rixe et commis des voies de fait à la suite de troubles survenus au temple sikh de East Ham, à Londres. Pendant son procès, qui se déroula en mai 1987, des échauffourées se produisirent au temple sikh de Belvedere, dont la presse nationale se fit largement l'écho. M. Chahal fut arrêté en raison de ces incidents et conduit dans le prétoire les menottes aux mains le dernier jour de son procès. Il fut reconnu coupable sur les deux chefs d'accusation en rapport avec les troubles d'East Ham et condamné à purger des peines non cumulables de six et neuf mois.

Il fut ensuite acquitté des charges retenues contre lui à l'occasion des troubles survenus au temple de Belvedere.

Le 27 juillet 1992, la Cour d'appel annula les deux condamnations au motif que la comparution de M. Chahal à l'audience menottes aux poignets lui avait causé un grave préjudice.

F.         Les procédures d'expulsion et d'asile

1.         La notification de l'avis d'expulsion

25.  Le 14 août 1990, le ministre de l'Intérieur (M. Hurd) décida qu'il fallait expulser M. Chahal car sa présence sur le sol britannique était jugée contraire au bien public pour des raisons de sécurité nationale et d'autres motifs politiques, à savoir la lutte internationale contre le terrorisme.

M. Chahal reçut notification de l'avis d'expulsion le 16 août 1990. Ecroué dans cette perspective conformément à l'article 2 par. 2 de l'annexe III à la loi de 1971 sur l'immigration (Immigration Act 1971 -paragraphe 64 ci-dessous), il se trouve depuis lors en détention.

2.         Demande d'asile de M. Chahal

26.  S'il est renvoyé en Inde, M. Chahal affirme avoir de bonnes raisons de craindre des persécutions au sens de la Convention des Nations unies de 1951 relative au statut des réfugiés ("la Convention de 1951" - paragraphe 61 ci-dessous). Il demanda en conséquence l'asile politique le 16 août 1990. Le 11 septembre 1990, des fonctionnaires de la division "asile" du ministère de l'Intérieur l'interrogèrent et ses conseils soumirent des observations écrites pour son compte.

Il affirme qu'en cas d'expulsion vers l'Inde, il y serait soumis à la torture et à des persécutions et avance notamment à l'appui de ses dires les éléments suivants:

a)   sa détention au Pendjab en 1984 et les tortures qu'il a subies alors (paragraphe 18 ci-dessus);

b)   ses activités politiques au Royaume-Uni et son dévouement à la cause de la renaissance de la religion sikhe et à la campagne en faveur d'un Etat sikh indépendant (paragraphes 19-22 ci-dessus);

c)   ses liens avec Sant Bhindranwale et Jasbir Singh Rode (paragraphes 17 et 20 ci-dessus);

d)   des preuves que ses parents, d'autres membres de sa famille et des connaissances ont été placés en détention, torturés et interrogés en octobre 1989 au sujet de ses activités au Royaume-Uni et que d'autres, qui étaient en relation avec lui, sont morts en garde à vue;

e)   l'intérêt manifesté par la presse indienne au sujet de sa participation présumée au militantisme sikh et la décision de l'expulser du Royaume-Uni;

f)    des preuves concordantes, y compris celles citées dans les rapports d'Amnesty International, au sujet de la torture et de l'assassinat de personnes considérées comme des militants sikhs par les autorités indiennes, notamment la police du Pendjab (paragraphes 55 et 56 ci-dessous).

27.  Le 27 mars 1991, le ministre de l'Intérieur rejeta la demande d'asile.

Dans une lettre adressée au requérant, il indiquait que la position connue de ce dernier en faveur du séparatisme sikh était peu susceptible d'amener les autorités indiennes à s'intéresser à lui, sauf si cela le conduisait à commettre des actes de violence contre l'Inde. Il poursuivait en disant qu'il n'était

"pas au courant de l'existence d'accusations soit en Inde soit ailleurs contre [M. Chahal]; compte tenu de ce que [M. Chahal] a révélé sur ses activités politiques, le ministre estime peu vraisemblable qu'il subisse des persécutions s'il est renvoyé en Inde. Les autorités indiennes savent certainement que les médias s'intéressent à son affaire et, compte tenu de sa participation à la branche extrémiste de l'ISYF, qu'il a lui-même reconnue, le ministre jugerait légitime que le gouvernement indien porte de l'intérêt à ses activités".

Le ministre estima que ce que M. Chahal a vécu en Inde en 1984 n'était plus pertinent car il régnait à cette époque une très grande tension au Pendjab.

28.  Les conseils de M. Chahal informèrent le ministre de l'Intérieur que leur client avait l'intention de solliciter le contrôle juridictionnel de la décision de lui refuser l'asile, mais qu'il attendrait pour ce faire que le comité consultatif ait examiné les charges pesant contre lui dans le domaine de la sécurité nationale.

3.         Comité consultatif

29.  L'affaire touchant à la sécurité nationale, l'arrêté d'expulsion n'était pas susceptible d'appel (paragraphes 58 et 60 ci-dessous). La question fut toutefois examinée le 10 juin 1991 par un comité consultatif présidé par un juge de la Cour d'appel, le juge Lloyd, et comprenant un ancien président de la Commission de recours en matière d'immigration (Immigration Appeal Tribunal).

30.  Le ministère de l'Intérieur avait préparé des déclarations, datées des 5 avril et 23 mai 1991 et envoyées au requérant, présentant sommairement les raisons pour lesquelles avait été prise la décision de l'expulser. Ces documents contenaient les principaux points suivants:

a)   M. Chahal avait joué un rôle central dans la direction des opérations de soutien au terrorisme menées par la branche de l'ISYF de Londres, qui avait des liens étroits avec des terroristes sikhs vivant au Pendjab;

b)   il avait joué un rôle prépondérant dans le programme d'intimidation lancé par cette branche à l'encontre de membres d'autres groupes de la communauté sikhe au Royaume-Uni;

c)   depuis 1985, il avait été impliqué dans l'approvisionnement des terroristes du Pendjab en fonds et en matériel;

d)   il était notoirement connu pour sa participation à de violents actes de terrorisme menés par les sikhs, comme en témoignent les condamnations prononcées contre lui en 1986 et sa participation aux troubles du temple sikh de Belvedere (paragraphe 24 ci-dessus). Ces troubles étaient liés à la lutte pour le contrôle des fonds des temples sikhs afin de financer le soutien et l'aide aux actes de terrorisme au Pendjab;

e)   il avait participé à la préparation et à la direction d'attentats terroristes en Inde, au Royaume-Uni et ailleurs.

M. Chahal ne fut pas informé de l'origine de ces opinions soumises au comité consultatif, ni des preuves sur lesquelles elles se fondaient.

31.  Dans une lettre du 7 juin 1991, les conseils de M. Chahal préparèrent un argumentaire écrit destiné au comité consultatif et comportant notamment les points suivants:

a)   la branche sud de l'ISYF comprenait moins de deux cents membres et était non violente, tant dans ses objectifs que dans les faits;

b)   l'ISYF n'a pas tenté de contrôler les temples sikhs dans le but d'en diriger les fonds sur le terrorisme; il s'agissait d'une lutte purement idéologique menée par de jeunes sikhs pour amener les temples à fonctionner selon les valeurs de la religion sikhe;

c)   M. Chahal a nié toute participation aux troubles survenus dans les temples de East Ham et Belvedere (paragraphe 24 ci-dessus) ou à toute autre action violente ou terroriste au Royaume-Uni ou ailleurs.

32.  Il comparut en personne devant le comité et fut autorisé à citer des témoins à décharge mais non à se faire représenter par un avocat ni à être informé de la teneur de l'avis communiqué par le comité au ministre de l'Intérieur (paragraphe 60 ci-dessous).

33.  Le 25 juillet 1991, le ministre de l'Intérieur (M. Baker) signa un arrêté aux fins d'expulser M. Chahal, qui fut notifié à l'intéressé le 29 juillet.

4.         Contrôle juridictionnel

34.  Le 9 août 1991, M. Chahal sollicita l'autorisation de faire contrôler par le juge les décisions des ministres de l'Intérieur successifs de lui refuser l'asile et de prendre un arrêté d'expulsion. La High Court la lui accorda le 2 septembre 1991.

La décision de refus d'asile fut annulée le 2 décembre 1991 et l'affaire renvoyée au ministre de l'Intérieur. La High Court estima que le raisonnement sous-tendant cette décision était insuffisant, principalement du fait que le ministre de l'Intérieur avait omis d'indiquer s'il ajoutait foi aux preuves présentées par Amnesty International au sujet de la situation au Pendjab et, dans la négative, pour quelles raisons. Elle ne se prononça pas sur la validité de l'arrêté d'expulsion. Le juge Popplewell se déclara "extrêmement préoccupé" par cette affaire.

35.  Le 1er juin 1992, après examen, le ministre de l'Intérieur (M. Clarke) décida de nouveau de refuser l'asile. Il considérait que les désordres survenus au Pendjab étaient dus aux menées terroristes des sikhs et ne constituaient pas la preuve de persécutions au sens de la Convention de 1951. De plus, s'appuyant sur les articles 32 et 33 de cette Convention (paragraphe 61 ci-dessous), il estimait que, même si M. Chahal risquait de subir des persécutions, il ne pourrait bénéficier de la protection de la Convention de 1951 en raison des risques qu'il représentait pour la sécurité nationale.

36.  M. Chahal demanda le contrôle juridictionnel de cette décision puis, le 4 juin 1992, sollicita un report qui lui fut accordé.

37.  Par une lettre du 2 juillet 1992, le ministre de l'Intérieur informa M. Chahal qu'il refusait d'interrompre la procédure d'expulsion, que l'intéressé pouvait être reconduit vers tout aéroport international de son choix sur le sol indien et qu'il avait demandé au gouvernement des assurances, que celui-ci lui avait fournies (puis renouvelées en décembre 1995), rédigées en ces termes:

"Nous avons pris note de votre requête visant à recevoir des assurances formelles garantissant que, si M. Karamjit Singh Chahal doit être expulsé vers l'Inde, il jouira de la même protection juridique que tout autre citoyen indien et qu'il n'a aucune raison de craindre de se voir infliger des mauvais traitements d'aucune sorte par les autorités indiennes.

J'ai l'honneur de confirmer que tel est bien le cas."

38.  Le 16 juillet 1992, la High Court accorda l'autorisation de solliciter le contrôle par le juge de la décision du 1er juin 1992 confirmant le refus d'asile et de celle du 2 juillet 1992 visant à poursuivre la procédure d'expulsion. Elle rejeta le 23 juillet une demande de libération sous caution (la Cour européenne des Droits de l'Homme n'a pas reçu de précisions au sujet de ce jugement).

39.  Le 27 juillet 1992, la chambre criminelle de la Cour d'appel annula les condamnations prononcées contre M. Chahal en 1987 (paragraphe 24 ci-dessus). Le ministre de l'Intérieur réexamina l'affaire à la lumière de cette nouvelle décision, mais conclut qu'il était juste de poursuivre la procédure d'expulsion.

40.  La High Court examina du 18 au 21 janvier 1993 la demande de contrôle juridictionnel. Le juge Potts, de la High Court, la rejeta, le 12 février, de même qu'une nouvelle demande de libération sous caution (la Cour européenne des Droits de l'Homme n'a pas non plus reçu de détails concernant ce jugement).

41.  M. Chahal saisit la Cour d'appel, qui tint une audience le 28 juillet 1993 et le débouta le 22 octobre 1993 (R. v. Secretary of State for the Home Department, ex parte Chahal, Immigration Appeal Reports 1994, p. 107).

La Cour d'appel estima que la Convention de 1951, combinée à la réglementation sur l'immigration (paragraphes 61 et 62 ci-dessous), avait pour effet d'imposer au ministre de l'Intérieur de mettre en balance la menace pesant sur la vie ou la liberté de M. Chahal en cas d'expulsion et le danger qu'il représentait pour la sécurité nationale s'il restait. Selon le juge Nolan:

"La thèse selon laquelle le ministre doit décider si l'expulsion d'un individu est favorable à l'intérêt public en ne tenant aucun compte du fait que cette personne a établi qu'elle avait de bonnes raisons de craindre des persécutions dans le pays où elle doit être renvoyée, me semble surprenante et inadmissible. Il peut naturellement se trouver que l'individu en question représente pour ce pays et ses habitants une menace telle que sa sécurité et son bien-être personnels ne comptent pratiquement plus. On attend toutefois du ministre qu'il mette en balance les risques pour son pays et ceux qu'encourt l'intéressé, même s'il s'avère que les premiers pèsent à juste titre plus lourd."

Il semblerait que le ministre de l'Intérieur ait tenu compte des éléments prouvant que le requérant pourrait subir des persécutions; la Cour d'appel n'a pas été en mesure de juger si la décision d'expulser le requérant revêtait un caractère irrationnel ou arbitraire étant donné qu'elle n'a pas pu consulter les preuves se rapportant au risque que M. Chahal représentait pour la sécurité nationale. Comme Lord Neill l'a fait remarquer:

"Le juge est habilité à examiner une allégation selon laquelle un individu doit être expulsé dans l'intérêt de la sécurité nationale, mais en pratique, il se peut que cet examen soit imparfait ou lacunaire lorsqu'il n'a pas connaissance de tous les faits pertinents."

Lorsque le caractère irrationnel ou arbitraire de la décision du ministre n'est pas prouvé, le droit anglais ne permet pas de l'annuler (paragraphe 66 ci-dessous).

42.  La Cour d'appel refusa l'autorisation de saisir la Chambre des lords; celle-ci fit de même le 3 mars 1994.

43.  Après la parution du rapport de la Commission, le requérant demanda sa mise en liberté temporaire, dans l'attente de la décision de la Cour européenne des Droits de l'Homme, en engageant des procédures d'habeas corpus et de contrôle juridictionnel devant la Divisional Court (paragraphe 65 ci-dessous). Le ministre s'opposa à cette demande par les motifs suivants:

"Le requérant a été placé en détention en août 1990 et a reçu notification de l'avis d'expulsion car le ministre de l'époque était persuadé qu'il constituait une menace importante pour la sécurité nationale. Nous restons convaincus de l'existence d'une telle menace. (...) Etant donné les raisons motivant l'expulsion du requérant, nous continuons de penser qu'il ne se justifie pas de libérer l'intéressé à titre temporaire et concluons qu'il ne serait pas sûr de le libérer sous condition vu la nature de la menace que l'intéressé représente."

Le jugement fut rendu le 10 novembre 1995 (R. v. Secretary of State for the Home Department, ex parte Chahal, non publié). Le juge MacPherson, de la Divisional Court, rejeta la demande d'habeas corpus au motif que "la détention en soi est à l'évidence légale puisque le ministre a compétence pour ordonner la mise en détention d'un individu au sujet duquel on a décidé de prendre un arrêté d'expulsion". Quant à la demande de contrôle juridictionnel de la décision du ministre d'écrouer M. Chahal, le juge fit observer:

"Je dois examiner la décision du ministre et juger si, compte tenu de l'ensemble des circonstances et des informations dont il disposait, il a commis une irrégularité ou un vice de procédure ou agi arbitrairement de manière confinant à l'irrationnel. Je ne suis aucunement en mesure de dire si cette décision était fondée, étant donné notamment que je ne connais pas la totalité des éléments y ayant conduit. (...) Dans certains cas, il est évident, et juste, que l'exécutif puisse garder secrets des éléments qu'il estime ne pas devoir divulguer. (...) A mon sens, il n'y a aucune raison de dire, ni même de soupçonner, que le ministre n'avait pas à l'esprit des éléments de ce genre qui l'habilitaient à agir (...)"

G.        Situation actuelle en Inde et au Pendjab

44.  Les parties ne s'accordent pas sur l'état actuel des choses en ce qui concerne la protection des droits de l'homme en Inde en général et au Pendjab en particulier. Elles ont présenté à la Cour de très nombreux éléments à ce sujet, dont certains sont repris dans le résumé qui suit.

1.         Preuves soumises par le Gouvernement

45.  Selon le Gouvernement, des articles de la presse indienne rassemblés par le ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth montrent que le nombre de morts par terrorisme au Pendjab a considérablement baissé. En effet, il s'élevait à 4 000 en 1992, à 394 en 1993 et n'était plus que de 51 en 1994. Mis à part l'assassinat de l'ancien premier ministre du Pendjab, M. Beant Singh, en août 1995, le mouvement terroriste a été peu actif et seules quatre personnes ont trouvé la mort dans la région du fait de terrorisme en 1995.

46.  En outre, la démocratie règne à nouveau dans cet Etat; presque toutes les factions du parti Akali Dal, le principal parti politique sikh, se sont unies et ont l'intention de présenter un front commun aux prochaines élections générales; les élections législatives partielles de Gidderbaha se sont déroulées dans le calme et ont connu un taux de participation de 88 %.

47.  La Haute Commission du Royaume-Uni (United Kingdom High Commission) en Inde continue à recevoir des plaintes au sujet de la police du Pendjab. Au cours des derniers mois, cependant, ces plaintes portaient plutôt sur des extorsions de fonds que sur des abus motivés par des raisons politiques. La Haute Commission entend constamment répéter que la police ne se livre actuellement au Pendjab qu'à très peu, voire aucune action dictée par la politique.

48.  Les autorités indiennes ont pris des mesures pour mettre un terme définitif à la corruption et aux abus de pouvoir au Pendjab. Les tribunaux ont par exemple rendu nombre de décisions condamnant des policiers, un Lok Pal (médiateur) a été nommé et le nouveau premier ministre a promis d'"assurer la transparence et l'obligation de rendre compte". La Commission nationale indienne pour les droits de l'homme (National Human Rights Commission - "NHRC"), qui a rédigé des rapports sur le Pendjab (voir ci-dessous), continue de se renforcer et de se développer.

2.         Rapports de la Commission nationale indienne pour les droits de l'homme

49.  La NHRC a effectué au Pendjab, en avril 1994, une visite, dont elle a rendu compte en ces termes:

"Les allégations de violation des droits de l'homme soumises à la Commission relèvent essentiellement de trois catégories. Il y a tout d'abord les accusations portées contre la police pour arrestations arbitraires, disparitions, morts en garde à vue et simulacres d'accrochages organisés pour perpétrer des assassinats (...)

L'ensemble de la population a jugé à la quasi-unanimité que le terrorisme était jugulé. (...) Elle estime de plus en plus qu'il est temps que la police cesse de s'abriter derrière des lois d'exception. Elle souhaite fortement que le rôle et le fonctionnement de la police se normalisent et que l'autorité des magistrats de district sur la police soit rétablie. La Commission a eu l'impression que (...) les magistrats de district ne sont pas actuellement en mesure d'enquêter sur les allégations de violation des droits de l'homme portées contre la police. La population considère dans sa majorité que la police est au-dessus des lois, qu'elle agit de sa propre initiative et ne rend de comptes à personne. (...) La Commission recommande au gouvernement d'examiner sérieusement cette question et de veiller à ce que la situation revienne à la normale (...)"

50.  Dans son rapport annuel pour l'année 1994-1995, la NHRC recommande en outre, en tant que priorité, de soumettre la police, dans l'Inde tout entière, à une réforme systématique, à une nouvelle formation et à une réorganisation. Elle formule le commentaire suivant:

"La question de la mort et du viol en garde à vue, que la Commission considérait déjà comme l'une de ses priorités, se situe dans le contexte général des mauvais traitements couramment infligés aux prisonniers du fait de pratiques ne pouvant être qualifiées autrement que de cruelles, inhumaines ou dégradantes."

3.         Rapports des Nations unies

51.  Les rapports présentés en 1994 et 1995 aux Nations unies par le Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, et en 1994 par le Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires et le Groupe de travail sur les disparitions forcées, révèlent que les violations des droits de l'homme de la part des forces de sécurité sont courantes en Inde.

Dans son rapport 1995, par exemple, le Rapporteur spécial sur la torture s'exprime ainsi au sujet des tortures infligées par la police pendant la garde à vue:

"Il apparaît que rares sont les incidents qui, dans ce qui semble vraisemblablement constituer un phénomène général, sinon endémique, donnent lieu à des poursuites et encore plus rares sont les cas de condamnation des coupables. Il convient aussi de noter que très nombreux parmi les cas portés à l'attention du Rapporteur spécial sont ceux qui entraînent la mort, autrement dit ceux pour lesquels la torture a peut-être été appliquée avec les résultats les plus extrêmes. Il s'agit certainement là d'une minorité des cas de torture dans le pays [Inde]."

4.         Rapports du département d'Etat américain

52.  Le rapport rédigé en 1995 par le département d'Etat américain sur l'Inde fait état de violations des droits de l'homme perpétrées par la police du Pendjab en dehors de cet Etat:

"Les commandos de la police du Pendjab ont continué en 1994 à pourchasser les militants sikhs dans d'autres régions de l'Inde. Le 24 juin, la police du Pendjab a tué par balles au Bengale occidental Karnail Singh Kaili, qu'elle avait identifié comme terroriste sikh (...). Le gouvernement de cet Etat a déclaré ne pas avoir été informé de la présence de policiers du Pendjab sur son territoire, a saisi la dépouille de Kaili et ses armes et empêché le commando de police de partir jusqu'à ce que le premier ministre du Pendjab ait présenté ses excuses."

53.  En revanche, le dernier rapport du département d'Etat (datant de mars 1996) révèle que les soulèvements violents ont pratiquement cessé au Pendjab et que des progrès ont visiblement été faits quant à la correction des pratiques abusives de la police du Pendjab. Il indique ensuite:

"Il semblerait que la police ait pratiquement cessé d'organiser des accrochages armés pour assassiner des militants sikhs. Au cours des huit premiers mois [de 1995], deux personnes seulement ont trouvé la mort lors de heurts avec la police. Des articles de presse attiraient particulièrement l'attention sur les abus intervenus par le passé au Pendjab: des centaines de corps - nombre d'entre eux seraient ceux de personnes qui seraient mortes en garde à vue alors que la police refusait de reconnaître leur présence - ont été brûlés parce qu'ils n'avaient pas été réclamés entre 1991 et 1993 ou découverts au fond de canaux récemment vidés."

5.         Commission de recours en matière d'immigration

54.  La Commission britannique de recours en matière d'immigration a tenu compte des allégations concernant les activités extra-territoriales de la police du Pendjab présentées dans l'affaire Charan Singh Gill v. Secretary of State for the Home Department (14 novembre 1994, non publiée), laquelle concerne le recours intenté par un activiste sikh contre le refus du ministre de lui accorder l'asile politique. L'intéressé attira l'attention de la commission sur une histoire parue dans le Punjab Times du 10 mai 1994, selon laquelle la police du Pendjab aurait tué deux combattants sikhs au Bengale occidental. Le président de la commission fit remarquer:

"Précisons que nous n'acceptons pas le point de vue [du représentant du ministère de l'Intérieur] sur ce document, selon lequel ce dernier serait plutôt inspiré par la fiction que par les faits. Selon moi, ce document est précieux car il confirme a posteriori les éléments présentés précédemment, à savoir que la police du Pendjab est quasiment un Etat dans l'Etat et qu'elle est prête à pourchasser dans l'Inde entière toute personne qu'elle juge subversive quand l'envie lui en prend et comme elle l'entend."

6.         Rapports d'Amnesty International

55.  Dans son rapport de mai 1995 intitulé "La police du Pendjab transgresse les lois", Amnesty International allègue également que la police du Pendjab serait connue pour avoir enlevé et exécuté des sikhs soupçonnés de militantisme dans d'autres Etats indiens, en dehors de sa juridiction. La Cour suprême à New Delhi aurait sérieusement pris note du comportement illégal de la police du Pendjab, l'accusant publiquement d'arbitraire et de tyrannie, et a ordonné l'ouverture de plusieurs enquêtes sur ses activités entre 1993 et 1994. Après l'assassinat d'un sikh à Calcutta en mai 1994, qui a provoqué une réaction de colère du gouvernement du Bengale occidental, le ministre indien de l'Intérieur a convoqué tous les directeurs généraux de la police à une réunion le 5 juillet 1994 pour examiner les préoccupations exprimées par certains Etats à la suite de l'intrusion de la police du Pendjab sur leur territoire. Cette réunion visait notamment à tenter d'élaborer une formule qui permettrait à la police du Pendjab de mener ses opérations en collaboration avec les gouvernements des Etats concernés.

56.  Dans son rapport d'octobre 1995, "Inde: qu'est-il advenu des personnes disparues au Pendjab?", Amnesty International affirme que des personnalités connues continuent de "disparaître" pendant leur garde à vue. Cette organisation cite entre autres l'exemple du secrétaire général de l'aile chargée des droits de l'homme du parti politique sikh, l'Akali Dal, qui aurait été arrêté le 6 septembre 1995 et n'a pas reparu depuis.

II.         Le droit et la pratique internes et internationaux pertinents

A.        Expulsion

57.  L'article 3 par. 5 b) de la loi de 1971 sur l'immigration (Immigration Act 1971 - "la loi de 1971") habilite le ministre de l'Intérieur à décider notamment d'expulser une personne ne possédant pas la nationalité britannique lorsqu'il juge cette mesure "favorable au bien public".

B.        Appel de la décision d'expulsion et procédure devant le comité consultatif

58.  La loi ménage le droit de recours à un arbitre puis à une commission d'appel contre une décision de prendre un arrêté d'expulsion (article 15 par. 1 de la loi de 1971), sauf dans les cas où cette décision a été prise au motif que l'expulsion serait favorable au bien public parce que conforme à l'intérêt de la sécurité nationale ou des relations entre le Royaume-Uni et tout autre pays, ou pour d'autres raisons de nature politique (article 15 par. 3 de la loi de 1971).

59.  Cette dérogation a été maintenue dans la loi de 1993 sur les recours en matière d'asile et d'immigration (Asylum and Immigration Appeals Act 1993), entrée en vigueur en juillet 1993.

60.  Les affaires dans lesquelles un arrêté d'expulsion a été pris pour des motifs liés à la sécurité nationale ou de nature politique sont soumises à une procédure consultative officieuse, prévue au paragraphe 157 du texte portant amendement à la réglementation sur l'immigration (Statement of Changes in Immigration Rules repris dans le House of Commons Paper 251 de 1990).

L'intéressé a la possibilité de soumettre des observations écrites et/ou orales à un comité consultatif, de citer des témoins à décharge, et de se faire assister par un ami mais non représenter par un avocat. Le ministre de l'Intérieur décide de la mesure dans laquelle les renseignements étayant les charges qui pèsent sur l'intéressé peuvent lui être communiqués. L'avis que le comité transmet au ministre est confidentiel et ce dernier n'est pas tenu de s'y conformer.

C.        Convention des Nations unies de 1951 relative au statut des réfugiés

61.  Le Royaume-Uni est partie à la Convention des Nations unies de 1951 relative au statut des réfugiés ("Convention de 1951"). Celle-ci définit en son article premier un "réfugié" comme une personne se trouvant hors du pays dont elle a la nationalité car elle "crai[nt] avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques".

L'article 32 de la Convention de 1951 dispose:

"1.  Les Etats contractants n'expulseront un réfugié se trouvant régulièrement sur leur territoire que pour des raisons de sécurité nationale ou d'ordre public.

2.   L'expulsion de ce réfugié n'aura lieu qu'en exécution d'une décision rendue conformément à la procédure prévue par la loi (...)"

Aux termes de l'article 33:

"1.  Aucun des Etats contractants n'expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.

2.   Le bénéfice de la présente disposition ne pourra toutefois être invoqué par un réfugié qu'il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l'objet d'une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays."

62.  L'article 161 de la réglementation sur l'immigration (House of Commons Paper 251 de 1990) est ainsi libellé:

"Lorsqu'une personne a le statut de réfugié, il convient de tenir pleinement compte des dispositions de la Convention relative au statut des réfugiés et du protocole y afférent (...)"

63.  Lorsqu'un individu devant être expulsé pour des raisons de sécurité nationale demande l'asile, le ministre doit peser, d'une part, l'intérêt de cette personne en tant que réfugié et, d'autre part, le risque qu'il fait courir à la sécurité nationale (R. v. Secretary of State for the Home Department, ex parte Chahal, Immigration Appeal Reports 1994, p. 107 - paragraphe 41 ci-dessus).

D.        Détention dans l'attente de l'expulsion

64.  Une personne peut être incarcérée sur ordre du ministre après avoir reçu notification de l'avis d'expulsion et dans l'attente de la prise de l'arrêté d'expulsion ainsi qu'entre la sortie d'un tel arrêté et son expulsion ou son départ du pays (article 2 paras. 2 et 3 de l'annexe III à la loi de 1971).

65.  Tout détenu est en droit de contester la légalité de sa détention en sollicitant une ordonnance d'habeas corpus. Celle-ci est émise par la High Court, pour assurer la comparution de l'intéressé en vue d'enquêter sur les circonstances de sa détention. Le détenu doit être libéré si sa détention est illégale (loi de 1679 sur l'habeas corpus - Habeas Corpus Act 1679 - et article 1 de la loi de 1816 sur l'habeas corpus - Habeas Corpus Act 1816). La personne détenue ne peut présenter plus d'une demande d'habeas corpus pour les mêmes motifs, sauf à produire de nouveaux éléments (article 14 par. 2, loi de 1960 sur l'administration de la justice - Administration of Justice Act 1960).

Le détenu peut, en outre, solliciter le contrôle juridictionnel de la décision de le placer en détention (paragraphes 43 ci-dessus et 66-67 ci-dessous).

Parallèlement à une demande d'habeas corpus ou de contrôle juridictionnel, il peut également demander sa libération sous caution (c'est-à-dire temporaire) dans l'attente de la décision du tribunal.

E.        Contrôle juridictionnel

66.  Les décisions du ministre de l'Intérieur visant à refuser l'asile, à prendre un arrêté d'expulsion ou à placer un individu en détention en vue de son expulsion sont susceptibles de contestation par la voie du contrôle juridictionnel et peuvent être annulées en invoquant les principes élémentaires du droit public anglais.

Ces principes n'autorisent pas les tribunaux à établir des constatations de fait sur des questions relevant de la compétence du ministre ni à substituer leur décision à celle du ministre. Les tribunaux ne peuvent annuler la décision du ministre que lorsque celui-ci n'a pas interprété ou appliqué correctement le droit anglais, s'il a laissé de côté des questions dont la loi lui imposait de tenir compte, ou encore si sa décision était irrationnelle ou arbitraire au point qu'aucun ministre raisonnable n'aurait pu y arriver (Associated Provincial Picture Houses Ltd v. Wednesbury Corporation, King's Bench Reports 1948, vol. 1, p. 223).

67.  Lorsque des questions de sécurité nationale entrent en jeu, le juge conserve un certain pouvoir de contrôle, limité toutefois parce que:

"il appartient au Gouvernement et non aux tribunaux de décider si les exigences de la sécurité nationale l'emportent dans une affaire particulière sur le devoir d'équité; seul le Gouvernement a accès aux informations requises et, en tout état de cause, la procédure judiciaire n'est pas indiquée pour parvenir à des décisions concernant la sécurité nationale" (Council of Civil Service Unions v. Minister for the Civil Service, Appeal Cases 1985, p. 402).

Voir également R. v. Secretary of State for the Home Department, ex parte Cheblak (All England Reports 1991, vol. 2, p. 9), dans lequel la Cour d'appel a adopté une ligne de conduite analogue.

PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION

68.  Dans la requête (n° 22414/93) soumise le 27 juillet 1993 à la Commission (telle que celle-ci l'a retenue), le premier requérant se plaignait de ce que son expulsion vers l'Inde lui ferait courir des risques réels de torture ou de traitements inhumains ou dégradants contraires à l'article 3 de la Convention (art. 3). Il dénonçait également la durée excessive de sa détention et l'inefficacité et la lenteur du contrôle de cette mesure par les tribunaux, ce qui enfreint l'article 5 paras. 1 et 4 (art. 5-1, art. 5-4). Enfin, en violation de l'article 13 (art. 13), il n'aurait pu se prévaloir d'aucun recours interne effectif pour exposer ses griefs au regard de la Convention car son affaire toucherait à la sécurité nationale. L'ensemble des requérants se plaignaient par ailleurs de ce que l'expulsion du premier porterait atteinte au droit au respect de leur vie familiale, garanti par l'article 8 (art. 8), grief pour lequel ils n'ont pu faire usage d'aucun recours interne effectif, au mépris de l'article 13 (art. 13).

69.  La Commission a retenu la requête le 1er septembre 1994. Dans son rapport du 27 juin 1995 (article 31) (art. 31), elle exprime à l'unanimité l'avis qu'il y aurait violation des articles 3 et 8 (art. 3, art. 8) si le premier requérant était expulsé vers l'Inde, qu'il y a eu violation de l'article 5 par. 1 (art. 5-1) en raison de la durée de la détention du premier requérant et qu'il y a eu violation de l'article 13 (art. 13). La Commission conclut également qu'il n'y a pas lieu d'examiner les griefs tirés de l'article 5 par. 4 (art. 5-4) (seize voix contre une).

Le texte intégral de l'avis de la Commission ainsi que de l'opinion partiellement dissidente qui l'accompagne figure en annexe au présent arrêt[3]

CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR

70.  A l'audience du 25 mars 1996, le Gouvernement, comme dans son mémoire, a invité la Cour à dire que la mise à exécution de l'arrêté d'expulsion ne serait pas contraire aux articles 3 et 8 de la Convention (art. 3, art. 8), et qu'il n'y a pas eu violation des articles 5 et 13 (art. 5, art. 13).

71.  A cette même occasion, les requérants ont réitéré la demande qu'ils avaient déjà exprimée dans leur mémoire, priant la Cour de conclure à la violation des articles 3, 5, 8 et 13 (art. 3, art. 5, art. 8, art. 13) et de leur accorder une satisfaction équitable au titre de l'article 50 (art. 50).

EN DROIT

I.          SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION (art. 3)

72.  Le premier requérant fait valoir que son expulsion vers l'Inde emporterait violation de l'article 3 de la Convention (art. 3), ainsi libellé:

"Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants."

La Commission souscrit à cette thèse, contestée par le Gouvernement.

A.        Applicabilité de l'article 3 (art. 3) en matière d'expulsion

73.  Ainsi que la Cour l'a déclaré par le passé, les Etats contractants ont, en vertu d'un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités y compris la Convention, le droit de contrôler l'entrée, le séjour et l'éloignement des non-nationaux. Elle note aussi que ni la Convention ni ses Protocoles ne consacrent le droit à l'asile politique (arrêt Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni du 30 octobre 1991, série A n° 215, p. 34, par. 102).

74.  Cependant, d'après la jurisprudence constante de la Cour, l'expulsion par un Etat contractant peut soulever un problème au regard de l'article 3 (art. 3), donc engager la responsabilité de l'Etat en cause au titre de la Convention, lorsqu'il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l'intéressé, si on l'expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d'être soumis à un traitement contraire à l'article 3 (art. 3). Dans ce cas, l'article 3 (art. 3) implique l'obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays (arrêt Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, série A n° 161, p. 35, paras. 90-91, arrêt Cruz Varas et autres c. Suède du 20 mars 1991, série A n° 201, p. 28, paras. 69-70, et arrêt Vilvarajah et autres précité, p. 34, par. 103).

Le Gouvernement a contesté ce principe devant la Commission mais l'a admis devant la Cour.

B.        Expulsion en cas de risque allégué pour la sécurité nationale

75.  La Cour relève que l'arrêté d'expulsion a été pris contre le premier requérant au motif que sa présence sur le sol britannique était contraire au bien public pour des raisons de sécurité nationale, notamment la lutte contre le terrorisme (paragraphe 25 ci-dessus). Les comparants ne s'accordent pas sur la question de savoir si le danger que le requérant risquerait de représenter pour la sécurité du Royaume-Uni influe sur les obligations de cet Etat au regard de l'article 3 (art. 3) et, si tel est le cas, dans quelle mesure.

76.  Le Gouvernement soutient à titre principal que l'existence d'un risque réel de mauvais traitements n'a pas été établie (paragraphes 88 et 92 ci-dessous), mais souligne également que l'expulsion a été décidée pour des raisons de sécurité nationale. A cet égard, il affirme en premier lieu que les garanties prévues à l'article 3 (art. 3) ne revêtent pas un caractère absolu lorsqu'un Etat contractant a l'intention d'expulser un individu de son territoire. Dans ce genre de situation, qui impose de se livrer à des prévisions aléatoires sur la tournure future des événements dans l'Etat de destination, il faut prendre divers facteurs en considération, notamment le danger que la personne en question représente pour la sécurité du pays hôte. Ainsi, l'article 3 (art. 3) comporterait une restriction implicite permettant à un Etat contractant d'expulser un individu vers un pays, même en cas de risque réel de mauvais traitements, lorsque cette expulsion est nécessaire pour protéger la sécurité nationale. Le Gouvernement s'appuie à cet égard tout d'abord sur la possibilité d'invoquer des restrictions implicites, admises par la Cour dans sa jurisprudence, notamment aux paragraphes 88 et 89 de l'arrêt Soering précité. Il se réclame en outre du principe de droit international voulant que le droit d'un étranger à l'asile soit soumis à des limitations, comme celles contenues, notamment, aux articles 32 et 33 de la Convention des Nations unies de 1951 relative au statut des réfugiés (paragraphe 61 ci-dessus).

A titre subsidiaire, le Gouvernement affirme que la menace qu'un individu représente pour la sécurité nationale de l'Etat contractant constitue un facteur à mettre en balance sous l'angle de l'article 3 (art. 3). Cette approche tient compte du fait que le risque de mauvais traitements connaît différents degrés. Plus ce risque est élevé, moins on accordera d'importance à la menace pour la sécurité nationale. Cependant, si l'existence d'un tel risque est sérieusement mise en doute, la menace pour la sécurité nationale peut peser d'un grand poids lorsqu'il s'agit de ménager un juste équilibre entre l'intérêt général de la communauté et la sauvegarde des droits de l'individu. Tel serait le cas en l'espèce: on peut à tout le moins sérieusement se demander si le risque de mauvais traitements se concrétisera; c'est pourquoi la menace que M. Chahal constituerait pour la sécurité du Royaume-Uni justifierait de l'expulser.

77.  Le requérant nie représenter une telle menace et affirme qu'en tout état de cause, des préoccupations liées à la sécurité nationale ne sauraient justifier de soumettre un individu au risque de subir des mauvais traitements à l'étranger, pas plus qu'elles n'autorisent à lui faire directement subir des tortures.

78.  La Commission, rejointe en cela par les amici curiae (paragraphe 6 ci-dessus), rejette les arguments du Gouvernement. Se référant à l'arrêt Vilvarajah et autres (cité au paragraphe 73 ci-dessus, p. 36, par. 108), elle estime que les garanties prévues à l'article 3 (art. 3) revêtent un caractère absolu et n'admettent aucune dérogation.

Lors de l'audience devant la Cour, le délégué de la Commission a suggéré que les passages de l'arrêt Soering invoqués par le Gouvernement (paragraphe 76 ci-dessus) pourraient servir à étayer le point de vue selon lequel, quand il est fort peu vraisemblable qu'une personne subira un traitement ou une peine contraires à l'article 3 (art. 3), il convient d'accorder le bénéfice du doute à l'Etat qui a l'intention d'expulser et dont l'intérêt national est menacé par la présence de cette personne. Toutefois, l'intérêt national de l'Etat ne saurait l'emporter sur celui de l'individu lorsqu'il y a des motifs sérieux et avérés de croire que ce dernier courrait le risque de subir des mauvais traitements s'il était expulsé.

79.  L'article 3 (art. 3) consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques (arrêt Soering précité, p. 34, par. 88). La Cour est parfaitement consciente des énormes difficultés que rencontrent à notre époque les Etats pour protéger leur population de la violence terroriste. Cependant, même en tenant compte de ces facteurs, la Convention prohibe en termes absolus la torture ou les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les agissements de la victime. L'article 3 (art. 3) ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4 (P1, P4), et il ne souffre nulle dérogation d'après l'article 15 (art. 15) même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (voir l'arrêt Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A n° 25, p. 65, par. 163, et aussi l'arrêt Tomasi c. France du 27 août 1992, série A n° 241-A, p. 42, par. 115).

80.  L'interdiction des mauvais traitements énoncée à l'article 3 (art. 3) est tout aussi absolue en matière d'expulsion. Ainsi, chaque fois qu'il y a des motifs sérieux et avérés de croire qu'une personne courra un risque réel d'être soumise à des traitements contraires à l'article 3 (art. 3) si elle est expulsée vers un autre Etat, la responsabilité de l'Etat contractant - la protéger de tels traitements - est engagée en cas d'expulsion (arrêt Vilvarajah et autres précité, p. 34, par. 103). Dans ces conditions, les agissements de la personne considérée, aussi indésirables ou dangereux soient-ils, ne sauraient entrer en ligne de compte. La protection assurée par l'article 3 (art. 3) est donc plus large que celle prévue aux articles 32 et 33 de la Convention des Nations unies de 1951 relative au statut des réfugiés (paragraphe 61 ci-dessus).

81.  Le paragraphe 88 de l'arrêt Soering précité, qui porte sur une extradition vers les Etats-Unis, exprime ce point de vue avec force et clarté. Quant aux remarques formulées par la Cour au paragraphe 89 dudit arrêt au sujet du risque qu'il y aurait de saper les fondements de l'extradition, on ne saurait en déduire qu'il est tant soit peu possible de mettre en balance le risque de mauvais traitements et les motifs invoqués pour l'expulsion afin de déterminer si la responsabilité de l'Etat est engagée sur le terrain de l'article 3 (art. 3).

82.  Dès lors, il n'y a pas lieu pour la Cour d'examiner les allégations non vérifiées, mais sans aucun doute formulées de bonne foi par le Gouvernement, en ce qui concerne les activités terroristes du premier requérant et la menace qu'il représente pour la sécurité nationale.

C.        Application de l'article 3 (art. 3) aux faits de la cause

1.         Date à retenir pour l'appréciation du risque

83.  Même s'il existe des points de vue différents quant à la situation en Inde et au Pendjab (paragraphes 87 à 91 ci-dessous), chacun s'accorde à reconnaître que la violence et l'instabilité dans cette région ont culminé en 1992 et déclinent depuis. C'est pourquoi la date que retiendra la Cour pour évaluer le risque qu'encourrait M. Chahal s'il était expulsé en Inde revêt de l'importance.

84.  Le requérant soutient que la Cour devrait prendre en compte la situation qui régnait en juin 1992, époque où a été rendue définitive la décision de l'expulser (paragraphe 35 ci-dessus). Le sursis à l'expulsion demandé par la Commission (paragraphe 4 ci-dessus) avait pour but d'éviter l'irrémédiable et d'ôter à la Haute Partie contractante la possibilité de présenter sa thèse sous un jour plus favorable. En outre, il ne convenait pas que les organes de Strasbourg se livrent à un exercice continu d'établissement des faits.

85.  Le Gouvernement, rejoint par la Commission, affirme que la responsabilité de l'Etat sur le terrain de l'article 3 (art. 3) étant engagée en matière d'expulsion pour avoir exposé quelqu'un à un risque réel de mauvais traitements, le risque doit être évalué à la date où a lieu l'expulsion envisagée. M. Chahal n'ayant pas encore été expulsé, la date à prendre en compte est celle de la procédure devant la Cour.

86.  Il découle des considérations rappelées au paragraphe 74 ci-dessus qu'en ce qui concerne le grief du requérant au titre de l'article 3 (art. 3), il est capital de savoir s'il est établi que M. Chahal court un risque réel de subir des traitements interdits par l'article 3 (art. 3) au cas où il serait expulsé. Etant donné que cela ne s'est pas encore produit, la date à retenir doit être celle de l'examen de l'affaire par la Cour. Partant, s'il est vrai que les faits historiques présentent un intérêt dans la mesure où ils permettent d'éclairer la situation actuelle et son évolution probable, ce sont les circonstances présentes qui sont déterminantes.

2.         Appréciation du risque de mauvais traitements

a)         Arguments

i.          Conditions générales

87.  Selon le requérant, l'analyse de la situation en Inde et au Pendjab présentée par le Gouvernement devant les juridictions internes et les organes de Strasbourg est totalement erronée. S'appuyant sur plusieurs rapports établis par des services gouvernementaux et organisations intergouvernementales et non gouvernementales quant à la situation en Inde en général et au Pendjab en particulier, et mettant l'accent sur les rapports concernant les années 1994 et 1995 (paragraphes 49 à 56 ci-dessus), il fait valoir que ces documents étayent la thèse selon laquelle les forces de sécurité, et notamment la police, continuent de se livrer couramment en Inde à des atteintes aux droits de l'homme.

En réponse à la proposition du Gouvernement de le refouler vers la région indienne de son choix, il affirme que la police du Pendjab a par le passé enlevé et tué des militants sikhs dans d'autres Etats de l'Union indienne.

Tout en reconnaissant que la situation au Pendjab connaît une certaine amélioration depuis 1992, année où les troubles ont culminé, le requérant souligne que le régime n'a pas changé de manière fondamentale. Au contraire, les rapports précités font apparaître une continuité dans les pratiques des services de sécurité. Il signale à cet égard que le directeur général de la police du Pendjab, responsable de nombreuses violations des droits de l'homme alors qu'il était en poste de 1992 à 1995, a été remplacé à son départ à la retraite par son ancien directeur adjoint et chef des renseignements.

88.  Le Gouvernement affirme pour sa part que l'expulsion de M. Chahal ne ferait pas courir à ce dernier de risque réel de mauvais traitements, soulignant que l'intéressé pourrait être renvoyé vers l'Etat indien de son choix, et non pas obligatoirement vers le Pendjab. A cet égard, il fait remarquer qu'il surveille régulièrement la situation en Inde par l'intermédiaire de la Haute Commission du Royaume-Uni à New Delhi. Les informations fournies par celle-ci montrent que des initiatives positives concrètes ont été adoptées et continuent de l'être, pour lutter contre les atteintes aux droits de l'homme: des lois ont été votées en ce sens; la Commission nationale pour les droits de l'homme, qui joue un rôle important, poursuit son développement; enfin, les pouvoirs exécutif et judiciaire ont pris des mesures pour parer aux abus de pouvoir qui continuent de se produire. La situation en Inde en général serait donc de nature à confirmer la thèse qui est la sienne.

De surcroît, quant à ce qui se trouve décrit aux paragraphes 45 à 48 ci-dessus, le Gouvernement affirme que la situation au Pendjab s'est considérablement améliorée au cours des dernières années. Il souligne que désormais, cet Etat ne connaît que très peu, voire aucune menée terroriste. Un médiateur a été chargé d'étudier les allégations d'abus de pouvoir et le nouveau premier ministre a publiquement annoncé que le gouvernement avait l'intention de faire cesser totalement les violations des droits de l'homme. Des procès ont été ouverts contre des policiers qui auraient été impliqués dans des activités illégales.

89.  Dans ses observations écrites, Amnesty International a informé la Cour que des personnalités séparatistes sikhes courent toujours de grands risques de "disparition", de détention sans inculpation ni jugement, de torture et d'exécution extrajudiciaire, la plupart du temps du fait de la police du Pendjab. Cette organisation renvoie à son rapport de 1995, qui renferme des éléments indiquant que des policiers du Pendjab se livrent régulièrement à des opérations clandestines en dehors de leur Etat (paragraphe 55 ci-dessus).

90.  De son côté, le Gouvernement prie instamment la Cour de faire preuve de prudence en ce qui concerne les éléments fournis par Amnesty International, car il serait impossible de vérifier les faits relatifs aux différents cas cités. En outre, l'étude de ces rapports peut amener à perdre de vue l'amélioration globale intervenue en mettant trop l'accent sur des cas individuels d'allégations de graves violations présumées des droits de l'homme. Enfin, la situation au Pendjab ayant considérablement évolué au cours des dernières années, les rapports établis antérieurement par Amnesty et d'autres organisations ne présenteraient plus maintenant qu'un faible intérêt.

91.  Au vu des éléments dont elle disposait, la Commission a reconnu que la situation en Inde, et plus particulièrement au Pendjab, s'est améliorée. Cependant, elle n'a décelé dans les données fournies par le Gouvernement aucune preuve solide démontrant qu'au Pendjab les forces de police soient désormais soumises à un contrôle démocratique ou que le pouvoir judiciaire y soit pleinement en mesure de réaffirmer son autorité et son indépendance.

ii.         Facteurs propres à M. Chahal

92.  Les comparants n'analysent pas non plus de la même manière l'effet que la notoriété de M. Chahal aurait sur sa sécurité en Inde.

Le Gouvernement pense que le gouvernement indien sera assez habile pour veiller à ce que le requérant ne subisse aucun mauvais traitement, sachant que tous les regards seront braqués sur lui. En juin 1992 et en décembre 1995, en outre, il a demandé au gouvernement indien des assurances, que ce dernier a fournies (paragraphe 37 ci-dessus).

93.  Le requérant affirme que sa notoriété accroît le risque de persécution. Ainsi que le juge Popplewell l'a constaté lors de la première audience de contrôle juridictionnel (paragraphe 34 ci-dessus), le Gouvernement, en prenant la décision de l'expulser pour des raisons de sécurité nationale, l'a en fait étiqueté comme terroriste. Des articles parus depuis 1990 dans la presse indienne indiquent qu'il était considéré comme tel en Inde et que plusieurs de ses parents et connaissances avaient été arrêtés et soumis à des mauvais traitements au Pendjab en raison de leurs liens avec lui. Les assurances fournies par le gouvernement indien n'auraient que peu de valeur puisque ce dernier s'est révélé incapable de contrôler les forces de sécurité au Pendjab et ailleurs. Le requérant cite également des exemples de personnalités connues ayant récemment "disparu".

94.  Selon la Commission, M. Chahal étant un militant sikh important soupçonné d'avoir participé à des actions terroristes, il ferait probablement l'objet d'un intérêt particulier de la part des forces de sécurité, quelle que soit la région de l'Inde vers laquelle il serait renvoyé.

b)         Approche de la Cour

95.  Le système de la Convention confie en premier lieu à la Commission l'établissement et la vérification des faits (articles 28 par. 1 et 31) (art. 28-1, art. 31). Aussi la Cour n'use-t-elle de ses propres pouvoirs en la matière que dans des circonstances exceptionnelles (arrêt Cruz Varas et autres cité au paragraphe 74 ci-dessus, p. 29, par. 74).

96.  Toutefois, la Cour n'est pas liée par les constatations du rapport de la Commission et demeure libre d'apprécier les faits elle-même. Dans des affaires telles que la présente espèce, la Cour se doit en effet d'appliquer des critères rigoureux en vue d'apprécier l'existence d'un risque réel de mauvais traitements, eu égard au caractère absolu de l'article 3 (art. 3) et au fait qu'il consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques formant le Conseil de l'Europe (arrêt Vilvarajah et autres cité au paragraphe 73 ci-dessus, p. 36, par. 108).

97.  Afin de déterminer s'il est établi que le requérant court un risque réel, s'il est expulsé vers l'Inde, de subir des traitements contraires à l'article 3 (art. 3), la Cour s'appuie sur l'ensemble des éléments qu'on lui fournit ou, au besoin, qu'elle se procure d'office (arrêt Vilvarajah et autres précité, p. 36, par. 107). De plus, la date retenue pour évaluer le risque étant celle où la Cour étudie l'affaire (paragraphe 86 ci-dessus), il y aura lieu de tenir compte de données apparues après l'examen par la Commission.

98.  Le Gouvernement ayant proposé de refouler M. Chahal vers l'aéroport de son choix en Inde, la Cour se doit d'apprécier le risque qu'il subisse des mauvais traitements dans l'Inde tout entière et non pas seulement au Pendjab. Il faut cependant se souvenir que le premier requérant est un défenseur notoire de la cause du séparatisme sikh. Il en découle que les preuves se rapportant au sort que les forces de sécurité ont fait subir aux militants sikhs en dehors de l'Etat du Pendjab sont particulièrement pertinentes.

99.  La Cour a noté les observations formulées par le Gouvernement au sujet des informations contenues dans les rapports d'Amnesty International (paragraphe 90 ci-dessus). Elle attache de l'importance à certaines des allégations les plus frappantes qui y figurent, notamment en ce qui concerne les exécutions extrajudiciaires qu'aurait perpétrées la police du Pendjab en dehors de cet Etat et les mesures prises en réponse par la Cour suprême de l'Inde, le gouvernement de l'Etat du Bengale occidental et le ministère indien de l'Intérieur (paragraphe 55 ci-dessus). De surcroît, la Commission britannique de recours en matière d'immigration a admis des affirmations similaires dans l'affaire Charan Singh Gill v. Secretary of State for the Home Department (paragraphe 54 ci-dessus), qui ont été reprises dans le rapport de 1995 du département d'Etat américain sur l'Inde (paragraphe 52 ci-dessus). Le rapport de 1994 de la Commission nationale pour les droits de l'homme renforce l'impression que la police échappe totalement au contrôle du pouvoir légal (paragraphe 49 ci-dessus).

100.      La Cour se déclare convaincue par ces preuves, corroborées par des données émanant de plusieurs sources objectives différentes, montrant que jusqu'à la mi-1994 au moins, des éléments de la police du Pendjab avaient pour habitude d'agir sans se préoccuper des droits de l'homme des sikhs soupçonnés de militantisme, et étaient parfaitement en mesure de poursuivre les personnes qu'ils recherchaient dans des régions indiennes très éloignées du Pendjab.

101.      La Commission européenne a constaté au paragraphe 111 de son rapport qu'au cours des dernières années, la protection des droits de l'homme en Inde, et notamment au Pendjab, a connu une amélioration; les preuves soumises après que la Commission a examiné l'affaire révèlent que les progrès continuent.

Il apparaît notamment que les soulèvements violents se raréfient au Pendjab; la Cour relève la réduction considérable du nombre de victimes du terrorisme dans la région, telle que communiquée par le gouvernement défendeur (paragraphe 45 ci-dessus). D'autres événements encourageants se sont par ailleurs produits au Pendjab au cours des dernières années, comme le retour à des élections démocratiques, le prononcé de plusieurs décisions de justice condamnant des policiers, la nomination d'un médiateur chargé d'enquêter sur les abus de pouvoir et la promesse, faite par le nouveau premier ministre, d'"assurer la transparence et l'obligation de rendre compte" (paragraphes 46 et 48 ci-dessus). En outre, le rapport de 1996 du département d'Etat américain affirme qu'en 1995, "des progrès avaient visiblement été faits quant à la correction des pratiques abusives de la police [du Pendjab]" (paragraphe 53 ci-dessus).

102.      Les éléments produits n'en démontrent pas moins qu'il subsiste des problèmes en ce qui concerne le respect des droits de l'homme par les forces de sécurité au Pendjab. Ainsi que le gouvernement défendeur lui-même le rapporte, la Haute Commission du Royaume-Uni en Inde continue de recevoir des plaintes au sujet de la police du Pendjab, même si, ces derniers mois, celles-ci portaient plutôt sur des extorsions de fonds que sur des violations motivées par des raisons politiques (paragraphe 47 ci-dessus). Amnesty International allègue que les "disparitions" de personnalités sikhes imputables à la police du Pendjab se sont poursuivies de manière sporadique durant l'année 1995 (paragraphe 56 ci-dessus) et que le rapport de 1996 du département d'Etat mentionne la mort de deux militants sikhs au cours de l'année (paragraphe 53 ci-dessus).

103.      En outre, la Cour juge particulièrement significative l'absence de preuve concrète relative à une réforme ou à une réorganisation profondes de la police du Pendjab au cours des dernières années. Les éléments cités plus haut (paragraphes 49-56 ci-dessus) tendraient à indiquer que de telles mesures sont une nécessité urgente et la NHRC a d'ailleurs émis des recommandations en ce sens (paragraphe 49 ci-dessus). Même s'il y a eu des changements à la tête de la police du Pendjab en 1995, le directeur général sous lequel se sont produits certains des pires abus de la décennie a simplement été remplacé par son ancien directeur adjoint et chef des renseignements (paragraphe 87 ci-dessus).

Il y a moins de deux ans, cette même police se livrait à des incursions dans d'autres Etats indiens (paragraphe 100 ci-dessus), attestées par bon nombre de preuves, et la Cour ne saurait écarter totalement les affirmations du requérant selon lesquelles la baisse de l'activité policière tient à ce que les principaux dirigeants du mouvement séparatiste sikh ont été tués, contraints de fuir à l'étranger ou encore réduits à l'impuissance par la torture ou la crainte de la torture. De plus, des articles de presse sembleraient indiquer que la portée réelle des violations passées commence seulement maintenant à être connue (paragraphe 53 ci-dessus).

104.      Bien que la Cour estime que, s'il était expulsé vers l'Inde, ce sont les menées des forces de sécurité du Pendjab dans cet Etat ou en dehors de cet Etat qui menaceraient le plus M. Chahal, il ne faut pas non plus oublier que les forces de police d'autres Etats indiens ont également fait l'objet d'allégations fondées de violations graves des droits de l'homme. A cet égard, la Cour relève que le Rapporteur spécial des Nations unies sur la torture a qualifié d'"endémique" la pratique de la torture sur les personnes placées en garde à vue et a dénoncé l'insuffisance des mesures prises pour traduire les responsables en justice (paragraphe 51 ci-dessus). La NHRC a également attiré l'attention sur le problème des mauvais traitements couramment infligés aux prisonniers, débouchant souvent sur une issue fatale, et a appelé à une réforme en profondeur de la police dans l'Inde tout entière (paragraphe 50 ci-dessus).

105.      La Cour ne doute pas de la bonne foi du gouvernement indien lorsqu'il a fourni les assurances citées plus haut (paragraphe 92 ci-dessus), mais il semblerait que, malgré les efforts déployés par celui-ci, la NHRC et les tribunaux indiens pour introduire une réforme, les violations des droits de l'homme perpétrées au Pendjab et dans d'autres régions indiennes par certains des membres des forces de sécurité constituent un problème persistant et difficile à résoudre (paragraphe 104 ci-dessus).

Dans ces conditions, la Cour n'est pas convaincue que les assurances précitées fourniraient à M. Chahal une garantie suffisante quant à sa sécurité.

106.      La Cour estime en outre que la notoriété du requérant risque plutôt d'augmenter les risques qu'il court que le contraire. Nul ne conteste que M. Chahal soit connu en Inde pour son soutien à la cause du séparatisme sikh et pour ses liens étroits avec d'autres personnalités dirigeant cette lutte (paragraphes 17 et 20 ci-dessus). Le gouvernement défendeur a formulé, quant à son engagement dans le terrorisme, des allégations sérieuses, quoique non vérifiées, dont les autorités indiennes ont sans nul doute connaissance. La Cour est d'avis que pour ces raisons, M. Chahal serait vraisemblablement la cible privilégiée des éléments durs des forces de sécurité qui ont pourchassé sans merci les militants sikhs par le passé (paragraphes 49-56 ci-dessus).

107.      Pour tous les motifs précités, notamment la participation avérée de la police du Pendjab à des assassinats et enlèvements en dehors de cet Etat et les allégations de violations graves des droits de l'homme qui continuent d'être portées contre des membres des forces de sécurité d'autres Etats indiens, la Cour considère comme établi que M. Chahal risque réellement de subir des mauvais traitements contraires à l'article 3 (art. 3) s'il est renvoyé en Inde.

En conséquence, l'arrêté ordonnant son expulsion vers l'Inde, s'il était mis à exécution, emporterait violation de l'article 3 (art. 3).

II.         SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 5 DE LA CONVENTION (art. 5)

A.        Article 5 par. 1 (art. 5-1)

108.      Le premier requérant se plaint de ce que sa détention dans l'attente de son expulsion viole l'article 5 par. 1 de la Convention (art. 5-1), dont les passages pertinents sont ainsi libellés:

"Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales:

(...)

f) s'il s'agit de l'arrestation ou de la détention régulières d'une personne (...) contre laquelle une procédure d'expulsion (...) est en cours."

109.      M. Chahal est détenu à la prison de Bedford depuis le 16 août 1990 (paragraphe 25 ci-dessus). Nul ne conteste qu'il le soit dans le cadre d'une "procédure d'expulsion" au sens de l'article 5 par. 1 f) (art. 5-1-f). Il soutient cependant que sa détention a cessé d'être "selon les voies légales" aux fins de l'article 5 par. 1 (art. 5-1) en raison de sa durée excessive.

Le requérant se plaint notamment du long délai (16 août 1990 - 27 mars 1991) qu'il a fallu pour examiner et rejeter sa demande du statut de réfugié; de celui qui a séparé sa demande de contrôle juridictionnel de la décision lui refusant l'asile et le jugement rendu par le tribunal (9 août 1991 - 2 décembre 1991); et enfin du temps nécessaire (2 décembre 1991 - 1er juin 1992) pour qu'intervienne une nouvelle décision de refus d'asile.

110.      La Commission marque son accord, estimant que ladite procédure n'a pas été menée avec la diligence requise et que, par conséquent, la détention a cessé d'être justifiée.

111.      Le Gouvernement affirme au contraire que les diverses procédures engagées par M. Chahal ont été traitées avec toute la célérité possible.

112.      La Cour rappelle que nul ne conteste que M. Chahal est détenu dans le cadre "d'une procédure d'expulsion" au sens de l'article 5 par. 1 f) (art. 5-1-f) (paragraphe 109 ci-dessus). Cette disposition (art. 5-1-f) n'exige pas que la détention d'une personne contre laquelle une procédure d'expulsion est en cours soit considérée comme raisonnablement nécessaire, par exemple pour l'empêcher de commettre une infraction ou de s'enfuir; à cet égard, l'article 5 par. 1 f) (art. 5-1-f) ne prévoit pas la même protection que l'article 5 par. 1 c) (art. 5-1-c).

De fait, il exige seulement qu'"une procédure d'expulsion [soit] en cours". Que la décision d'expulsion initiale se justifie au regard de la législation interne ou de la Convention n'entre donc pas en ligne de compte aux fins de l'article 5 par. 1 f) (art. 5-1-f).

113.      La Cour rappelle cependant que seul le déroulement de la procédure d'expulsion justifie la privation de liberté fondée sur cette disposition (art. 5-1-f). Si la procédure n'est pas menée avec la diligence requise, la détention cesse d'être justifiée au regard de l'article 5 par. 1 f) (art. 5-1-f) (arrêts Quinn c. France du 22 mars 1995, série A n° 311, p. 19, par. 48, et Kolompar c. Belgique du 24 septembre 1992, série A n° 235-C, p. 55, par. 36).

Il faut dès lors déterminer si la durée de la procédure d'expulsion a été excessive.

114.      La période considérée s'est ouverte le 16 août 1990, lorsque M. Chahal a été écroué en vue d'être expulsé. Elle s'est achevée le 3 mars 1994, lorsque la procédure interne a pris fin sur le refus de la Chambre des lords d'accorder l'autorisation de faire appel (paragraphes 25 et 42 ci-dessus). Bien que l'intéressé soit toujours en détention, cette dernière période doit être distinguée de la précédente puisque pendant ce temps, le gouvernement s'est abstenu de l'expulser comme la Commission le lui avait recommandé conformément à l'article 36 de son règlement intérieur (voir paragraphe 4 ci-dessus).

115.      La Cour a examiné le temps qu'il a fallu pour qu'interviennent les diverses décisions de procédure interne.

Au sujet des refus d'asile opposés par le ministre, la Cour n'estime pas que les délais (soit du 16 août 1990 au 27 mars 1991 et du 2 décembre 1991 au 1er juin 1992) aient été excessifs, compte tenu de l'examen approfondi et minutieux exigé par la demande d'asile politique présentée par le requérant et des possibilités offertes à l'intéressé de formuler des observations et de soumettre des informations (paragraphes 25-27 et 34-35 ci-dessus).

116.      Quant à la procédure de contrôle devant les tribunaux internes, il faut relever que la première demande de M. Chahal date du 9 août 1991 et qu'une décision a été rendue par le juge Popplewell le 2 décembre 1991. Le requérant a formulé une deuxième demande le 16 juillet 1992, que le tribunal a examinée entre le 18 et le 21 décembre 1992 et sur laquelle il a statué le 12 février 1993. La Cour d'appel a rejeté l'appel formé contre cette décision le 22 octobre 1993 et a refusé la possibilité de saisir la Chambre des lords. Celle-ci a pareillement refusé l'autorisation de faire appel le 3 mars 1994 (paragraphes 34, 38 et 40 à 42 ci-dessus).

117.      Comme la Cour l'a fait remarquer dans le contexte de l'article 3 (art. 3), l'affaire de M. Chahal comporte des considérations d'une extrême gravité. Il n'est ni de l'intérêt du requérant ni de l'intérêt général à une bonne administration de la justice que pareille décision soit prise à la hâte, sans tenir compte de tous les points et éléments pertinents.

Cela étant, vu ce qui était en jeu pour le requérant et l'intérêt qu'avait celui-ci à faire soigneusement examiner ses griefs par les tribunaux, aucune des périodes critiquées ne saurait passer pour excessive, qu'elles soient considérées isolément ou ensemble. En conséquence, il n'y a pas eu violation de l'article 5 par. 1 f) de la Convention (art. 5-1-f) en raison d'un manque de diligence dans la procédure interne.

118.      Il appartient également à la Cour de rechercher si la détention de M. Chahal était "régulière" aux fins de l'article 5 par. 1 f) (art. 5-1-f), en tenant notamment compte des garanties qu'offre le système interne.

En matière de "régularité" d'une détention, y compris l'observation des "voies légales", la Convention renvoie pour l'essentiel à l'obligation d'observer les normes de fond comme de procédure de la législation nationale, mais elle exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de l'article 5 (art. 5): protéger l'individu contre l'arbitraire.

119.      La détention de M. Chahal était sans nul doute régulière en droit interne et respectait les "voies légales" (paragraphes 43 et 64 ci-dessus). Cependant, vu la durée extrêmement longue de cette détention, la Cour doit également rechercher s'il existait des garanties suffisantes contre l'arbitraire.

120.      A cet égard, la Cour note que le requérant est détenu depuis le 16 août 1990, principalement au motif que les ministres successifs ont affirmé qu'il ne pourrait être libéré sans risques vu la menace qu'il représente pour la sécurité nationale (paragraphe 43 ci-dessus). Ce dernier a toutefois constamment nié constituer quelque menace que ce soit pour la sécurité nationale, arguments à l'appui (paragraphes 31 et 77 ci-dessus).

121.      La Cour relève en outre que, les ministres successifs ayant affirmé que la sécurité nationale était en jeu, les juridictions internes n'ont pas été en mesure de contrôler réellement si les décisions de prolonger la détention de M. Chahal se justifiaient, sachant notamment qu'elles n'ont pas eu connaissance de tous les éléments fondant ces décisions (paragraphe 43 ci-dessus).

122.      Cependant, aux fins de l'article 5 par. 1 de la Convention (art. 5-1), la procédure devant le comité consultatif (paragraphes 29-32 et 60 ci-dessus) constitue une importante garantie contre l'arbitraire. Ce comité, composé notamment de hauts magistrats (paragraphe 29 ci-dessus), a été en mesure d'examiner en détail les éléments se rapportant à la menace que le requérant constitue pour la sécurité nationale. Bien que son rapport soit resté secret, le Gouvernement a indiqué lors de l'audience devant la Cour que le comité avait souscrit à l'opinion du ministre de l'Intérieur selon laquelle il fallait expulser M. Chahal pour des raisons de sécurité nationale. La Cour estime que cette procédure suffit à garantir qu'il existait au moins de sérieux indices permettant de penser que la mise en liberté de M. Chahal entraînerait des risques pour la sécurité nationale et que, partant, l'exécutif n'a pas fait preuve d'arbitraire en ordonnant son maintien en détention.

123.      En conclusion, la Cour rappelle que la durée de la détention de M. Chahal est incontestablement de nature à susciter de graves inquiétudes. Cependant, vu les circonstances exceptionnelles de la cause et étant donné que les autorités nationales ont agi avec la diligence voulue tout au long de la procédure d'expulsion menée contre lui et que M. Chahal a bénéficié de garanties suffisantes pour le protéger d'une privation arbitraire de liberté, sa détention est conforme aux exigences de l'article 5 par. 1 f) (art. 5-1-f).

Il s'ensuit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 5 par. 1 (art. 5-1).

B.        Article 5 par. 4 (art. 5-4)

124.      Le premier requérant prétend s'être vu refuser la possibilité de faire statuer par un tribunal sur la légalité de sa détention et ce, au mépris de l'article 5 par. 4 de la Convention (art. 5-4), ainsi libellé:

"Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d'introduire un recours devant un tribunal, afin qu'il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale."

Le fait d'invoquer des motifs de sécurité nationale pour justifier la détention avant expulsion aurait empêché les juridictions internes de rechercher si cette détention était légale et appropriée. Le requérant a cependant présenté cet argument plus en détail dans le cadre de l'article 13 de la Convention (art. 13) (paragraphes 140-141 ci-dessous).

125.      La Commission a estimé préférable d'examiner ce grief sous l'angle de l'article 13 de la Convention (art. 13) et le Gouvernement a également choisi cette optique (paragraphes 142-143 ci-dessous).

126.      La Cour rappelle en premier lieu que l'article 5 par. 4 (art. 5-4) est une lex specialis par rapport aux exigences plus générales de l'article 13 (art. 13) (arrêt De Jong, Baljet et Van den Brink c. Pays-Bas du 22 mai 1984, série A n° 77, p. 27, par. 60). Il s'ensuit que, quelle que soit la méthode choisie par M. Chahal pour présenter son grief selon lequel il n'a pas pu faire contrôler la légalité de sa détention, la Cour doit tout d'abord l'examiner sous l'angle de l'article 5 par. 4 (art. 5-4).

127.      Elle rappelle en deuxième lieu que le concept de "lawfulness" ("régularité", "légalité") doit avoir le même sens au paragraphe 4 de l'article 5 (art. 5-4) qu'au paragraphe 1 (art. 5-1), de sorte qu'une personne détenue a droit à faire contrôler sa détention sous l'angle non seulement du droit interne, mais aussi de la Convention, des principes généraux qu'elle consacre et du but des restrictions qu'autorise le paragraphe 1 (art. 5-1) (arrêt E. c. Norvège du 29 août 1990, série A n° 181-A, p. 21, par. 49).

L'étendue de l'obligation découlant de l'article 5 par. 4 (art. 5-4) n'est pas identique pour chaque sorte de privation de liberté (voir notamment l'arrêt Bouamar c. Belgique du 29 février 1988, série A n° 129, p. 24, par. 60); cela vaut en particulier pour la portée du contrôle juridictionnel prévu. Quoi qu'il en soit, il apparaît clairement que l'article 5 par. 4 (art. 5-4) ne garantit pas le droit à un contrôle juridictionnel d'une ampleur telle qu'il habiliterait le tribunal à substituer sur l'ensemble des aspects de la cause, y compris des considérations de pure opportunité, sa propre appréciation à celle de l'autorité dont émane la décision. Il n'en veut pas moins un contrôle assez ample pour s'étendre à chacune des conditions indispensables à la régularité de la détention d'un individu au regard du paragraphe 1 (art. 5-1) (arrêt E. c. Norvège précité, p. 21, par. 50).

128.      La Cour renvoie à nouveau aux exigences de l'article 5 par. 1 (art. 5-1) en cas de détention dans le cadre d'une procédure d'expulsion (paragraphe 112 ci-dessus). Il en découle que l'article 5 par. 4 (art. 5-4) n'exige pas que les tribunaux internes soient habilités à examiner si la décision d'expulsion initiale se justifie au regard de la législation interne ou de la Convention.

129.      Le concept de "régularité" contenu à l'article 5 par. 1 f) (art. 5-1-f) ne renvoie pas seulement à l'obligation d'observer les normes de fond et de procédure de la législation nationale; il exige de surcroît que toute privation de liberté respecte le but de l'article 5 (art. 5) (paragraphe 118 ci-dessus). La question se pose donc de savoir si les procédures dont M. Chahal pouvait se prévaloir pour contester la légalité de sa détention et demander sa mise en liberté sous caution constituent un contrôle approprié par les juridictions internes.

130.      La Cour rappelle que, la sécurité nationale étant en jeu, les tribunaux internes n'ont pu déterminer si les décisions de placer M. Chahal en détention, puis de l'y maintenir, se justifiaient par des motifs de ce type (paragraphe 121 ci-dessus). De plus, même si la procédure devant le comité consultatif a incontestablement fourni un certain contrôle, sachant que M. Chahal n'a pas eu le droit de se faire représenter devant le comité, qu'il a seulement reçu un exposé sommaire des motifs sur lesquels se fondait l'avis d'expulsion, que le comité n'avait aucun pouvoir de décision et que l'avis que ce dernier a transmis au ministre de l'Intérieur n'était pas contraignant et n'a pas été rendu public (paragraphes 30, 32 et 60 ci-dessus), ledit comité ne saurait passer pour un "tribunal" au sens de l'article 5 par. 4 (art. 5-4) (voir, mutatis mutandis, l'arrêt X c. Royaume-Uni du 5 novembre 1981, série A n° 46, p. 26, par. 61).

131.      La Cour reconnaît que l'utilisation d'informations confidentielles peut se révéler indispensable lorsque la sécurité nationale est en jeu. Cela ne signifie cependant pas que les autorités nationales échappent à tout contrôle des tribunaux internes dès lors qu'elles affirment que l'affaire touche à la sécurité nationale et au terrorisme (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni du 30 août 1990, série A n° 182, p. 17, par. 34, et l'arrêt Murray c. Royaume-Uni du 28 octobre 1994, série A n° 300-A, p. 27, par. 58). La Cour attache de l'importance au fait que, comme les amici curiae l'ont signalé dans le contexte de l'article 13 (art. 13) (paragraphe 144 ci-dessous), au Canada, une forme plus efficace de contrôle juridictionnel a été mise au point pour les affaires de ce genre. Cela illustre bien l'existence de techniques permettant de concilier, d'une part, les soucis légitimes de sécurité quant à la nature et aux sources de renseignements et, de l'autre, la nécessité d'accorder en suffisance au justiciable le bénéfice des règles de procédure.

132.      Il s'ensuit que, pour la Cour, ni les procédures d'habeas corpus et de contrôle de la décision de placer M. Chahal en détention menées par les juridictions internes, ni celle suivie devant le comité consultatif, ne satisfont aux exigences de l'article 5 par. 4 (art. 5-4). Cette carence est d'autant plus importante que la durée de la privation de liberté de M. Chahal est incontestablement de nature à susciter de graves inquiétudes (paragraphe 123 ci-dessus).

133.      En conclusion, il y a eu violation de l'article 5 par. 4 de la Convention (art. 5-4).

III.       SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION (art. 8)

134.      Les quatre requérants allèguent que l'expulsion de M. Chahal vers l'Inde constituerait une violation de l'article 8 de la Convention (art. 8), dont la partie pertinente est ainsi libellée:

"1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.   Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale (...)"

135.      Le Gouvernement ne conteste pas que l'expulsion constituerait une ingérence dans l'exercice par les requérants du droit au respect de leur vie familiale, reconnu par l'article 8 par. 1 (art. 8-1).

De leur côté, les requérants reconnaissent que l'ingérence serait "prévue par la loi" et viserait un but légitime au sens de l'article 8 par. 2 (art. 8-2).

La seule question importante à cet égard est celle de savoir si l'ingérence (c'est-à-dire l'expulsion) serait "dans une société démocratique, nécessaire à la sécurité nationale" au sens de l'article 8 par. 2 (art. 8-2).

136.      Le Gouvernement soutient que l'expulsion de M. Chahal serait nécessaire et proportionnée vu la menace que représente l'intéressé pour la sécurité nationale du Royaume-Uni et la grande marge d'appréciation laissée aux Etats dans ce domaine.

137.      Les requérants contestent que l'expulsion de M. Chahal se justifie pour des motifs de sécurité nationale et soulignent que s'il existait des preuves valables de sa participation à des menées terroristes, le Royaume-Uni aurait pu engager des poursuites pénales contre lui.

138.      La Commission reconnaît que les Etats jouissent d'une grande marge d'appréciation au regard de la Convention lorsque sont en jeu des questions de sécurité nationale, mais elle n'est pas convaincue que le recours très grave à l'expulsion soit, vu les circonstances, nécessaire et proportionné.

139.      La Cour rappelle son constat que l'expulsion du premier requérant vers l'Inde constituerait une violation de l'article 3 de la Convention (art. 3) (paragraphe 107 ci-dessus). N'ayant aucun motif de douter de ce que le gouvernement défendeur se conformera au présent arrêt, elle n'estime pas nécessaire de trancher la question hypothétique de savoir si, en cas d'expulsion vers l'Inde, il y aurait aussi violation des droits reconnus aux requérants par l'article 8 de la Convention (art. 8).

IV.       SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION (art. 13)

140.      Au surplus, les requérants allèguent n'avoir bénéficié d'aucun recours effectif devant les juridictions internes, au mépris de l'article 13 de la Convention (art. 13), ainsi libellé:

"Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles."

141.      Les requérants soutiennent que l'unique recours qui leur était ouvert pour exposer leurs griefs au titre des articles 3, 5 et 8 de la Convention (art. 3, art. 5, art. 8) était le contrôle juridictionnel, la procédure devant le comité consultatif (paragraphes 29 et 60 ci-dessus) n'étant pas un "recours" et encore moins un recours "effectif".

Ils affirment tout d'abord que les pouvoirs des juridictions anglaises d'écarter une décision de l'exécutif sont inadaptés dans tous les cas d'asile relevant de l'article 3 (art. 3): en effet, les tribunaux ne peuvent pas examiner les faits pour décider si des motifs sérieux et avérés ont été invoqués pour justifier l'existence d'un risque réel de mauvais traitements dans l'Etat d'accueil; ils ne peuvent que rechercher si, conformément aux principes "Wednesbury", la décision du ministre quant à l'existence d'un tel risque était raisonnable (paragraphe 66 ci-dessus).

Cette thèse pèse d'un poids particulier dans les affaires où l'exécutif invoque des arguments de sécurité nationale. En l'espèce, affirmer que l'expulsion de M. Chahal est nécessaire à la sécurité nationale a pour conséquence qu'il ne saurait y avoir d'évaluation effective par le juge du risque que l'intéressé serait exposé à de mauvais traitements en Inde, ni des questions soulevées au regard de l'article 8 (art. 8). Cette affirmation empêche pareillement tout contrôle juridictionnel effectif sur le point de savoir si le maintien du requérant en détention se justifie.

142.      Le Gouvernement admet que la portée du contrôle juridictionnel est plus restreinte lorsque l'expulsion est ordonnée pour des motifs de sécurité nationale. Cependant, la Cour a déclaré dans le passé que le "recours effectif" selon l'article 13 (art. 13) doit s'entendre d'un "recours aussi effectif qu'il peut l'être", eu égard à la nécessité de protéger les sources secrètes d'information (arrêt Klass et autres c. Allemagne du 6 septembre 1978, série A n° 28, p. 31, par. 69, et arrêt Leander c. Suède du 26 mars 1987, série A n° 116, p. 32, par. 84).

Il faut en outre se souvenir que tous les documents pertinents, notamment les parties sensibles du dossier, ont fait l'objet d'un examen par le comité consultatif où siègent deux hauts magistrats - un juge de la Cour d'appel et un ancien président de la Commission de recours en matière d'immigration (paragraphe 29 ci-dessus). La procédure devant le comité visait, d'une part, à répondre à la nécessité d'un examen indépendant de la totalité des documents sur lesquels se fondait l'allégation de menace pour la sécurité nationale et, d'autre part, à s'assurer que des informations secrètes ne seraient pas divulguées. Elle fournissait dès lors une forme de contrôle indépendant, quasi-judiciaire.

143.      Pour la Commission, la présente affaire se distingue de celle de Vilvarajah et autres (citée au paragraphe 73 ci-dessus, p. 39, paras. 122-126) dans laquelle la Cour a dit que le contrôle exercé par les juridictions anglaises constituait un recours effectif pour les griefs des requérants au titre de l'article 3 (art. 3). Le ministre ayant invoqué des considérations de sécurité nationale pour motiver ses décisions d'expulser M. Chahal et de l'écrouer dans cette attente, les pouvoirs de contrôle des tribunaux anglais sont limités. Ces derniers ne peuvent pas examiner eux-mêmes les éléments de preuve sur lesquels le ministre a décidé que l'intéressé représentait un danger pour la sécurité nationale, ni procéder à une quelconque évaluation des risques qu'encourt le requérant sur le terrain de l'article 3 (art. 3). Ils ont dû se borner à rechercher si le dossier indiquait que le ministre avait procédé à la mise en balance des intérêts en cause ainsi que le requiert le droit interne (paragraphe 41 ci-dessus).

144.      Les amici curiae (paragraphe 6 ci-dessus) sont tous d'avis que le contrôle juridictionnel ne constitue pas un recours effectif dans les affaires de sécurité nationale. L'article 13 (art. 13) exige pour le moins qu'un organe indépendant apprécie la totalité des faits et des éléments produits et soit habilité à prendre une décision qui serait contraignante pour le ministre.

A cet égard, Amnesty International, Liberty, le AIRE Centre et le JCWI (paragraphe 6 ci-dessus) ont attiré l'attention de la Cour sur la procédure utilisée en pareil cas au Canada. Selon la loi canadienne de 1976 sur l'immigration (telle qu'amendée par la loi de 1988), un juge de la Cour fédérale tient une audience à huis clos pour examiner tous les éléments et le requérant reçoit un résumé du dossier à charge; il a le droit d'être représenté et de citer des témoins. Le caractère confidentiel des éléments concernant la sécurité est sauvegardé par l'obligation de procéder à leur examen en l'absence du requérant et de son représentant. Dans ce cas néanmoins, leur place est prise par un avocat bénéficiant d'une habilitation de sécurité et mandaté par le tribunal, qui contre-interroge les témoins et aide d'une manière générale le juge à mesurer la solidité des arguments présentés par l'Etat. Le requérant reçoit un résumé des éléments recueillis lors de cette procédure, avec les omissions nécessaires à la confidentialité.

145.      La Cour fait remarquer que l'article 13 (art. 13) garantit l'existence en droit interne d'un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention, tels qu'ils peuvent s'y trouver consacrés. Cette disposition (art. 13) a donc pour conséquence d'exiger un recours interne habilitant l'instance nationale compétente à connaître du contenu du grief fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié, même si les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition (art. 13) (arrêt Vilvarajah et autres cité au paragraphe 73 ci-dessus, p. 39, par. 122).

Elle rappelle en outre que, dans certaines conditions, l'ensemble des recours offerts par le droit interne peut répondre aux exigences de l'article 13 (art. 13) (voir notamment l'arrêt Leander précité, p. 30, par. 77).

146.      La Cour n'a pas à examiner les allégations de violation de l'article 13 combiné avec l'article 5 par. 1 (art. 13+5-1), puisqu'elle a conclu à la violation de l'article 5 par. 4 (art. 5-4) (paragraphe 133 ci-dessus). Elle ne juge pas non plus nécessaire d'étudier l'article 13 combiné avec l'article 8 (art. 13+8), compte tenu de son constat relatif au caractère hypothétique du grief fondé sur cette dernière disposition (art. 8) (paragraphe 139 ci-dessus).

147.      Il reste à examiner le grief tiré par le premier requérant de l'article 3 combiné avec l'article 13 (art. 13+3). Le caractère défendable quant au fond du grief au titre de l'article 3 (art. 3) n'ayant pas prêté à discussion, la Cour estime applicable l'article 13 (art. 13) (arrêt Vilvarajah et autres précité, p. 38, par. 121).

148.      La Cour rappelle que, dans son arrêt Vilvarajah et autres (ibidem, p. 39, paras. 122-126), elle a vu dans le contrôle juridictionnel un recours effectif pour les griefs des requérants au titre de l'article 3 (art. 3). Elle s'est dite convaincue que les juridictions anglaises pouvaient contrôler la décision de refus d'asile prise par le ministre au motif qu'elle était entachée d'illégalité, d'irrationalité ou d'irrégularité procédurale (paragraphe 66 ci-dessus). Notamment, elle a admis qu'un tribunal aurait compétence pour annuler la décision de livrer un fugitif à un Etat où il courrait un risque sérieux et avéré de traitements inhumains ou dégradants, au motif que nul ministre raisonnable ne l'eût adoptée dans les circonstances de la cause (ibidem, par. 123).

149.      La Cour rappelle au surplus que, pour apprécier s'il existe un risque réel de traitement contraire à l'article 3 (art. 3) dans les affaires d'expulsion telles que la présente espèce, le fait de voir dans l'intéressé un risque pour la sécurité nationale de l'Etat défendeur ne saurait entrer en ligne de compte (paragraphe 80 ci-dessus).

150.      Certes, comme l'a souligné le Gouvernement, la Cour a déclaré dans les affaires Klass et autres et Leander (deux arrêts cités au paragraphe 142 ci-dessus) que l'article 13 (art. 13) ne requiert qu'un "recours aussi effectif qu'il peut l'être" dans une situation où des considérations de sécurité nationale ne permettaient pas de divulguer certaines informations névralgiques. Il faut cependant se souvenir que ces affaires concernaient des griefs tirés des articles 8 et 10 de la Convention (art. 8, art. 10) et que leur examen obligeait la Cour à tenir compte des arguments de sécurité nationale invoqués par le gouvernement. La condition que le recours soit "aussi effectif qu'il peut l'être" ne convient pas pour un grief selon lequel l'expulsion de l'intéressé l'exposera à un risque réel de subir un traitement contraire à l'article 3 (art. 3), domaine où les questions de sécurité nationale ne doivent pas entrer en ligne de compte.

151.      En pareil cas, vu le caractère irréversible du dommage pouvant se produire si le risque de mauvais traitements se concrétisait et vu l'importance que la Cour attache à l'article 3 (art. 3), la notion de recours effectif au sens de l'article 13 (art. 13) exige d'examiner en toute indépendance l'argument qu'il existe des motifs sérieux de redouter un risque réel de traitements contraires à l'article 3 (art. 3). Cet examen ne doit pas tenir compte de ce que l'intéressé a pu faire pour justifier une expulsion ni de la menace à la sécurité nationale éventuellement perçue par l'Etat qui expulse.

152.      Il n'est pas nécessaire que cet examen soit mené par une instance judiciaire, mais alors ses pouvoirs et les garanties qu'elle présente entrent en ligne de compte pour apprécier l'efficacité du recours s'exerçant devant elle (arrêt Leander précité, p. 29, par. 77).

153.      En l'espèce, ni le comité consultatif ni les tribunaux n'ont pu contrôler la décision du ministre de l'Intérieur d'expulser M. Chahal vers l'Inde en se référant uniquement à la question du risque et en laissant de côté les considérations de sécurité nationale. Au contraire, la méthode suivie par les tribunaux a été de se convaincre que le ministre avait mis dans la balance le danger que M. Chahal représentait pour la sécurité nationale (paragraphe 41 ci-dessus). Dès lors, ces modalités ne sauraient passer pour des recours effectifs au sens de l'article 13 de la Convention (art. 13) pour le grief de M. Chahal au titre de l'article 3 (art. 3).

154.      En outre, la Cour relève que, dans la procédure devant le comité consultatif, le requérant n'a pas eu le droit, notamment, de se faire représenter par un avocat, qu'il a seulement reçu un exposé sommaire des motifs sur lesquels se fondait l'avis d'expulsion, que le comité n'avait aucun pouvoir de décision et que l'avis que ce dernier a transmis au ministre de l'Intérieur n'était pas contraignant et n'a pas été rendu public (paragraphes 30, 32 et 60 ci-dessus). Dans ces conditions, le comité consultatif ne saurait passer pour offrir des garanties de procédure suffisantes au regard de l'article 13 (art. 13).

155.      Compte tenu de l'ampleur des carences de la procédure de contrôle juridictionnel et de celle devant le comité consultatif, la Cour ne saurait estimer que les recours pris dans leur ensemble satisfont aux exigences de l'article 13 combiné avec l'article 3 (art. 13+3).

Partant, il y a eu violation de l'article 13 (art. 13).

V.        SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 DE LA CONVENTION (art. 50)

156.      Les requérants prient la Cour de leur accorder une satisfaction équitable au titre de l'article 50 de la Convention (art. 50), ainsi libellé:

"Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la présente Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable."

A.        Dommage moral

157.      Les requérants réclament une indemnité pour le dommage moral causé par la durée de la détention de M. Chahal, calculée sur la base de 30 000 à 50 000 GBP par an.

Le Gouvernement estime qu'un constat de violation serait une satisfaction équitable suffisante à ce titre.

158.      Ayant décidé qu'il n'y avait pas eu violation de l'article 5 par. 1 (art. 5-1) (paragraphe 123 ci-dessus), la Cour n'accorde aucune réparation du préjudice moral pour la période que M. Chahal a passée en détention. Quant aux autres griefs, le constat que l'expulsion, si elle était menée à exécution, constituerait une violation de l'article 3 (art. 3) et qu'il y a eu violation des articles 5 par. 4 et 13 (art. 5-4, art. 13), représente une satisfaction équitable suffisante.

B.        Frais et dépens

159.      Les requérants réclament en outre le remboursement des frais et dépens exposés pour les procédures à Strasbourg, soit un total de 77 755,97 GBP (y compris la taxe sur la valeur ajoutée, "TVA").

En ce qui concerne les frais de justice réclamés, le Gouvernement fait remarquer qu'une grande part de ceux-ci n'ont pas été exposés de manière nécessaire puisque les requérants ont produit devant la Cour une grande quantité de documents non indispensables. Il propose un montant de 20 000 GBP, moins l'assistance judiciaire.

160.      La Cour trouve excessifs les frais de justice réclamés par les requérants. Elle décide d'allouer 45 000 GBP (TVA comprise), moins les 21 141 francs français déjà versés par le Conseil de l'Europe au titre de l'assistance judiciaire.

C.        Intérêts moratoires

161.      Selon les informations dont dispose la Cour, le taux légal applicable au Royaume-Uni à la date d'adoption du présent arrêt est de 8 % l'an.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.   Dit, par douze voix contre sept, que, dans l'éventualité d'une mise à exécution de la décision prise par le ministre d'expulser le premier requérant vers l'Inde, il y aurait violation de l'article 3 de la Convention (art. 3);

2.   Dit, par treize voix contre six, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 5 par. 1 de la Convention (art. 5-1);

3.   Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 5 par. 4 de la Convention (art. 5-4);

4.   Dit, par dix-sept voix contre deux, que vu sa conclusion concernant l'article 3 (art. 3), il ne s'impose pas d'examiner le grief des requérants fondé sur l'article 8 de la Convention (art. 8);

5.   Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 13 de la Convention combiné avec l'article 3 (art. 13+3);

6.   Dit, à l'unanimité, que les précédents constats de violation constituent une satisfaction équitable suffisante au titre du dommage moral;

7.   Dit, à l'unanimité,

a)   que l'Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, pour frais et dépens, 45 000 (quarante-cinq mille) livres sterling, moins 21 141 (vingt et un mille cent quarante et un) francs français à convertir en livres sterling au taux applicable à la date du prononcé du présent arrêt;

b)   que ce montant sera à majorer d'un intérêt non capitalisable de 8 % l'an, à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement;

8.   Rejette, à l'unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 15 novembre 1996.

Signé: Rolv RYSSDAL Président

Signé: Herbert PETZOLD Greffier

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 de la Convention (art. 51-2) et 53 par. 2 du règlement A, l'exposé des opinions séparées suivantes:

- opinion concordante de M. Valticos; - opinion concordante de M. Jambrek; - opinion partiellement concordante, partiellement dissidente de M. De Meyer; - opinion partiellement dissidente commune à M. Gölcüklü, M. Matscher, Sir John Freeland, M. Baka, M. Mifsud Bonnici, M. Gotchev et M. Levits; - opinion partiellement dissidente commune à M. Gölcüklü et M. Makarczyk; - opinion partiellement dissidente de M. Pettiti; - opinion partiellement dissidente commune à M. Martens et Mme Palm.

Paraphé: R. R.

Paraphé: H. P.

OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE VALTICOS

La présente opinion se réfère à la formule utilisée au paragraphe 123 de l'arrêt Chahal c. Royaume-Uni, qui concerne l'article 5 par. 1 (art. 5-1).

Tout en partageant, sur cette disposition (art. 5-1), l'opinion et la conclusion de la majorité de la grande chambre selon laquelle il n'y a pas eu violation de cette disposition (art. 5-1), je ne peux pas m'associer à la formulation du premier alinéa du paragraphe 123, selon laquelle la détention de M. Chahal "est conforme aux exigences de l'article 5 par. 1 f) (art. 5-1-f)".

En effet, ce paragraphe (art. 5-1-f) prévoit que "(...) Nul ne peut être privé de sa liberté sauf (...) s'il s'agit de l'arrestation ou de la détention régulières d'une personne (...) contre laquelle une procédure d'expulsion (...) est en cours". Cette disposition (art. 5-1-f) doit être interprétée de bonne foi et dans un esprit de bon sens, comme toute disposition juridique d'ailleurs. J'aurais des scrupules à conclure, ici, qu'une période de quatre ou cinq ans puisse être vraiment considérée comme "conforme aux dispositions" de cet article (art. 5-1-f) et comme constituant une détention "régulière" pendant une période transitoire et, en principe, de durée limitée. Certes, il y a des raisons particulières dans le cas présent, qui empêchaient une expulsion rapide (procédure d'examen du recours de l'intéressé et surtout problème de l'opportunité de l'expulsion en Inde). De là cependant à dire que la situation est "conforme aux exigences de l'article 5" de la Convention (art. 5) me semble excessif. On ne saurait cependant aller non plus jusqu'à estimer, à l'autre extrême, qu'il y a eu violation de la Convention, car le Gouvernement a pu invoquer des raisons non négligeables. A mon sens, il aurait été préférable de dire simplement que la détention de M. Chahal "n'est pas contraire" aux exigences de l'article 5 (art. 5). C'est la raison de mon objection à la formule du paragraphe 123.

Par contre, j'ai estimé que, comme dispose la décision finale de la Cour (point 2 du dispositif), il n'y a pas eu violation de l'article 5 par. 1 (art. 5-1).

OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE JAMBREK
(Traduction)

1.   Une fois de plus, la Cour a dû, en l'espèce, se pencher sur la question de l'utilisation d'informations confidentielles par les juridictions internes, lorsque la sécurité nationale est en jeu. Je souscris à l'opinion de la Cour selon laquelle les procédures internes d'habeas corpus et de contrôle juridictionnel de la décision de placer M. Chahal en détention ne répondaient pas aux exigences de l'article 5 par. 4 (art. 5-4).

Je suis également le raisonnement de la Cour quant aux principes à retenir et à leur application:

a)   il se peut que l'utilisation d'informations confidentielles soit inévitable lorsque la sécurité nationale est en jeu; b) les autorités nationales ne sont cependant pas exemptées, à cet égard, du contrôle effectif des juridictions internes; et c) il existe des techniques permettant de concilier, d'une part, les soucis légitimes de sécurité et, de l'autre, la nécessité d'accorder en suffisance au justiciable le bénéfice des règles de procédure.

Ce dernier point, c), représente une innovation dans la jurisprudence de la Cour et mérite à mon avis, de ce fait, une attention particulière.

2.   Dans son arrêt Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni du 30 août 1990 (série A n° 182, pp. 17-18, paras. 34-35), la Cour a estimé qu'il incombait au Gouvernement de lui fournir au moins certains faits ou renseignements propres à la convaincre qu'il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d'avoir commis l'infraction alléguée. Les condamnations infligées jadis à M. Fox et Mme Campbell du chef d'actes de terrorisme n'ont pas convaincu la Cour de l'existence de "soupçons plausibles". Celle-ci a par conséquent conclu à la violation de l'article 5 par. 1 (art. 5-1).

Dans son arrêt Murray c. Royaume-Uni du 28 octobre 1994 (série A n° 300-A, pp. 27-29, paras. 58-63, passim), la Cour a rappelé le critère dégagé dans l'affaire Fox, Campbell et Hartley, tout en indiquant que la condamnation aux Etats-Unis de deux des frères de Mme Murray, pour des infractions liées à l'achat d'armes destinées à l'IRA provisoire, de même que les séjours de celle-ci dans ce pays et ses contacts avec ses frères, constituaient suffisamment de faits ou informations pour satisfaire au critère précité, c'est-à-dire qu'ils étayent de manière objective des "soupçons plausibles".

3.   Dans l'arrêt Murray précité (pp. 45-47), je ne me suis pas rallié à l'opinion de la majorité en ce qui concerne la violation de l'article 5 paras. 1, 2 et 5 (art. 5-1, art. 5-2, art. 5-5). Dans mon opinion partiellement dissidente, j'ai estimé que la condition de "plausibilité des soupçons" ne se trouvait pas remplie puisque le Gouvernement n'avait pu fournir "au moins certains faits ou informations" de nature à convaincre un observateur objectif que la personne concernée pouvait avoir commis l'infraction.

Dans cette même opinion, j'avais également prévu le problème soulevé en l'espèce (voir paragraphe 1 c) ci-dessus), en posant la question suivante: "Etait-il possible à la Cour d'établir des critères modifiés de "plausibilité des soupçons" dans le contexte de lois d'urgence adoptées pour lutter contre la criminalité terroriste?" Répondant de manière générale, je me suis prononcé pour un traitement différencié des preuves selon leur degré de confidentialité.

4.   Dans son arrêt Fox, Campbell et Hartley, la Cour a également fait référence aux "données (...) que l'on ne peut révéler au suspect, ou produire en justice à l'appui d'une accusation" (paragraphe 32). Cette distinction soulève à mon avis deux questions importantes. Premièrement, la différence entre la révélation d'informations au suspect et leur production en justice est-elle justifiée? Deuxièmement, y a-t-il une différence entre des informations mises à la disposition du tribunal et des informations produites devant lui, c'est-à-dire révélées au suspect (voir aussi mon opinion dissidente dans l'affaire Murray)?

En l'espèce, la Cour fait référence, dans son étude de la violation alléguée de l'article 13 de la Convention (art. 13), à la technique utilisée dans le cadre de la loi canadienne de 1976 sur l'immigration, sur laquelle les amici curiae ont attiré l'attention. Selon cette technique, un juge de la Cour fédérale tient une audience à huis clos pour examiner tous les éléments de preuve en l'absence du requérant et de son représentant, sauvegardant ainsi le caractère confidentiel des informations concernant la sécurité. Dans ce cas néanmoins, la place du requérant et de son représentant est prise par un avocat habilité du point de vue sécurité et mandaté par le tribunal. Le requérant reçoit un résumé des éléments recueillis, avec les omissions nécessaires à la confidentialité.

5.   Dans mon opinion dissidente relative à l'affaire Murray, j'ai proposé une approche similaire, exposée en termes plus généraux (en raison du manque de renseignements concernant la technique canadienne). Celle-ci prenait la forme d'un compromis entre le souhait de préserver le critère énoncé dans l'arrêt Fox, Campbell et Hartley et la nécessité d'élargir le raisonnement de la Cour pour mieux l'adapter à d'autres affaires analogues.

Ma question était ainsi de savoir si, "autrement, des informations confidentielles ne pourraient pas être reformulées, remodelées ou adaptées afin de protéger leur source, puis être dévoilées. A cet égard, le tribunal interne pourrait recueillir un autre avis auprès d'experts indépendants et ne pas se fier uniquement aux affirmations de l'autorité responsable de l'arrestation".

6.   L'objet de la présente opinion concordante est par conséquent de replacer cette fraction de l'arrêt de la Cour dans le contexte de sa jurisprudence évolutive.

Il se pourrait en effet que la Cour se trouve convaincue, dans une affaire ultérieure similaire, de ce que certaines informations sensibles, qui n'ont pas été et ne seront pas dévoilées au suspect ou au détenu - du moins dans leur intégralité et sans modifications - peuvent être produites devant le tribunal interne, ou même lors de la procédure à Strasbourg.

Il appartiendra alors à la Cour de concilier les exigences du principe du contradictoire et la nécessité de sauvegarder le caractère confidentiel d'informations provenant de sources secrètes liées à la sécurité nationale.

OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTE, PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE DE MEYER

I.          Quant à la décision d'expulsion

A.        En ce qui concerne l'article 3 et l'article 13 combiné avec l'article 3 (art. 3, art. 13+3)

A cet égard, je souscris pleinement au présent arrêt.

B.        En ce qui concerne l'article 8 et l'article 13 combiné avec l'article 8 (art. 8, art. 13+8)

Considérant la question de savoir s'il y avait violation des droits reconnus par l'article 8 de la Convention (art. 8) comme "hypothétique", comme elle le dit aux paragraphes 139 et 146 de l'arrêt, la Cour n'a pas estimé nécessaire de se prononcer sur ce point, ni par ailleurs sur les allégations de violation de cette disposition combinée avec l'article 13 (art. 13+8).

J'observe à ce sujet qu'en l'espèce la question de la violation des droits reconnus par l'article 8 (art. 8) n'est pas plus "hypothétique" que celle concernant ceux reconnus par l'article 3 (art. 3). Elles se posent en effet, l'une autant que l'autre, "dans l'éventualité d'une mise à exécution de la décision prise par le ministre d'expulser le premier requérant vers l'Inde". Dès lors, si l'on examinait l'une, il fallait aussi examiner l'autre.

Me ralliant en substance au raisonnement suivi par la Commission unanime dans les paragraphes 134 à 139 de son rapport, j'estime, avec elle, qu'il y aurait, en cas d'exécution de la décision d'expulsion, violation du droit des requérants au respect de leur vie privée et familiale.

Je suis pareillement d'avis que, dans ce cas, il y aurait aussi, quant à ce droit, violation de leur droit à un recours effectif au sens de l'article 13 (art. 13). Les considérations de la Cour relatives à la violation de celui-ci en rapport avec l'article 3 (art. 3) sont tout autant valables en ce qui concerne la violation alléguée du même article 13 combiné avec l'article 8 (art. 13+8).

En effet, ces deux violations sont, en l'espèce, intimement liées et pratiquement inséparables. L'expulsion du premier requérant violerait à la fois, en son propre chef, le droit de ne pas être exposé aux pratiques visées à l'article 3 (art. 3) et, à l'égard de tous les requérants, le droit au respect de leur vie privée et familiale. L'insuffisance des recours contre la décision d'expulsion concerne ainsi simultanément chacun de ces droits.

II.          Quant à la détention du premier requérant

A.        En ce qui concerne l'article 5 par. 1 (art. 5-1)

Ilest certain que le premier requérant a été privé de sa liberté dans le cadre d'une procédure d'expulsion et qu'à l'origine, c'est-à-dire en août 1990, sa détention pouvait être considérée comme légitime à ce titre.

Mais depuis lors il est resté en prison jusqu'à ce jour et nous sommes déjà fin octobre 1996.

C'est manifestement excessif.

Il se peut que les "considérations d'une extrême gravité" dont il est fait état au paragraphe 117 de l'arrêt soient suffisantes pour expliquer la durée de la procédure d'expulsion. Elles ne justifient pas pour autant la durée de la détention, tout comme la complexité d'une procédure pénale ne suffit pas à justifier la durée d'une détention provisoire.

De plus, il ne s'agit pas ici, comme dans l'affaire Kolompar c. Belgique (arrêt du 24 septembre 1992, série A n° 235-C), d'une extradition demandée par un autre Etat en raison d'une condamnation à plusieurs années de prison, mais d'une décision d'expulsion prise par l'Etat défendeur à l'encontre de quelqu'un qui, comme l'indiquent les paragraphes 23 et 24 de l'arrêt, n'y avait jusqu'alors fait l'objet que de deux condamnations mineures, annulées dans l'entretemps.

B.        En ce qui concerne l'article 5 par. 4 et l'article 13 combiné avec l'article 5 (art. 5-4, art. 13+5)

Contrairement à la Commission, qui a préféré examiner le grief du premier requérant relatif à l'insuffisance des recours contre sa détention sous l'angle de l'article 13 (art. 13), la Cour l'a considéré à la lumière de l'article 5 par. 4 (art. 5-4).

Ce mode de raisonnement est certainement plus conforme non seulement à la lettre mais aussi à l'esprit de ces dispositions (art. 13, art. 5-4).

Il convient de rappeler tout d'abord que l'article 5 par. 4 (art. 5-4) reconnaît un droit de recours à "toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention" alors que l'article 13 (art. 13) garantit un tel droit à "toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés". Cela semble indiquer que, pour qu'on puisse se prévaloir du premier, il suffit qu'on soit privé de sa liberté, alors que, pour que le second soit applicable, il faut qu'il y ait eu violation d'un droit ou d'une liberté.

Par ailleurs, il y a lieu d'observer que l'article 5 par. 4 (art. 5-4) précise qu'il doit s'agir d'un recours devant un "tribunal", alors que l'article 13 (art. 13) requiert plus vaguement "l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale".

Enfin, il n'est pas sans intérêt de remarquer qu'indépendamment du droit d'accès à un tribunal que garantit, comme la Cour l'a reconnu depuis l'arrêt Golder c. Royaume-Uni du 21 février 1975 (série A n° 18), l'article 6 de la Convention (art. 6), l'article 5 (art. 5) est, parmi les dispositions de droit matériel de celle-ci, le seul à assortir spécifiquement le droit qu'il garantit d'un droit de recours devant un tribunal, ce recours s'ajoutant au contrôle judiciaire que cet article prévoit en particulier en son paragraphe 3 (art. 5-3) en ce qui concerne les cas visés en son paragraphe 1 c) (art. 5-1-c).

Tout cela illustre assez bien à quel point les auteurs de la Convention ont compris la nécessité d'assurer tout spécialement aux personnes privées de leur liberté une protection judiciaire allant nettement au-delà du "droit de recours effectif" que garantit, d'une manière plus générale, l'article 13 (art. 13).

Il doit en résulter que, lorsqu'il s'agit d'une privation de liberté, il ne suffit pas d'examiner s'il y a eu violation de l'article 13 (art. 13) pour pouvoir se dispenser d'examiner s'il y a eu violation de l'article 5 par. 4 (art. 5-4), mais que, dans un tel cas, seul s'impose l'examen de la violation éventuelle de cette dernière disposition (art. 5-4).

Ce n'est pas tout.

L'article 13 (art. 13), garantissant un recours devant une "instance nationale", doit être mis en rapport avec l'article 26 (art. 26), qui requiert "l'épuisement des voies de recours internes" avant toute saisine de la Commission. Se complétant mutuellement, ces deux dispositions (art. 13, art. 26) font clairement ressortir que c'est aux Etats eux-mêmes qu'incombe en premier lieu l'obligation de sanctionner la violation des droits et libertés reconnus, la protection assurée par les organes de la Convention n'étant que subsidiaire.

C'est sous cet angle-là que la question de l'existence ou de la non-existence du "recours effectif" requis par l'article 13 (art. 13) est pertinente. Pour la Commission et pour la Cour, elle n'a guère d'intérêt dans la mesure où elle est posée par rapport à des "droits et libertés" qu'elles ne considèrent pas comme "violés": c'est ce qu'indiquent au demeurant les termes mêmes de cet article (art. 13).

Il n'en est certainement pas ainsi quant au droit de recours garanti par l'article 5 par. 4 (art. 5-4) aux personnes privées de leur liberté, qui doivent toujours pouvoir s'adresser à "un tribunal, afin qu'il statue à bref délai sur la légalité" de leur "détention et ordonne" leur "libération si la détention est illégale". Même si nous constatons que leur détention, en tant que telle, est régulière sous l'angle de l'article 5 par. 1 (art. 5-1), nous ne sommes pas pour autant dispensés de l'obligation d'examiner si elles ont pu exercer un recours satisfaisant aux exigences de l'article 5 par. 4 (art. 5-4).

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE A M. GÖLCÜKLÜ, M. MATSCHER, Sir John FREELAND, M. BAKA, M. MIFSUD BONNICI, M. GOTCHEV ET M. LEVITS, JUGES
(Traduction)

1.   Nous pensons comme la majorité que des considérations de sécurité nationale ne sauraient être invoquées pour justifier des mauvais traitements de la part d'un Etat contractant à l'intérieur de sa juridiction; la protection prévue à l'article 3 (art. 3) est en ce sens absolue. Selon nous, cependant, la situation est différente lorsque, comme en l'occurrence, seule l'application extraterritoriale (ou indirecte) de l'article (art. 3) est en jeu. En ce cas, un Etat contractant envisageant d'expulser une personne de son territoire vers celui d'un autre Etat peut légitimement mettre en balance, d'une part, la nature de la menace que cette personne représenterait pour la sécurité nationale si elle restait dans ce pays et, d'autre part, la gravité du risque potentiel de mauvais traitements qu'elle courrait dans le pays de destination. Lorsque des éléments prouvent qu'il existe des doutes sérieux quant à la probabilité que ces risques de mauvais traitements se matérialisent, la menace pour la sécurité nationale peut peser d'un grand poids dans la balance. De même, plus le risque de mauvais traitements est élevé, moins il convient d'accorder d'importance à la menace pour la sécurité nationale.

2.   Quant à l'espèce, nous ne souscrivons pas à l'avis de la majorité sur la question de savoir s'il est établi qu'il y a un risque réel que M. Chahal subisse des traitements contraires à l'article 3 (art. 3) s'il était expulsé vers l'Inde. Nous n'approuvons donc pas la conclusion selon laquelle il y aurait violation de cet article (art. 3) si la décision d'expulsion était mise à exécution (et ne l'approuverions pas même si nous entérinions le raisonnement de la majorité sur le point faisant l'objet du paragraphe 1 ci-dessus).

3.   Dans l'affaire Soering, la Cour était également saisie de l'expulsion à venir d'un requérant. Dans l'arrêt qu'elle a rendu (cité en premier lieu au paragraphe 74 du présent arrêt, p. 35, par. 90), la Cour a déclaré qu'"en principe, il n'appartient pas aux organes de la Convention de statuer sur l'existence ou l'absence de violations virtuelles de celle-ci. Une dérogation à la règle générale s'impose pourtant si un fugitif allègue que la décision de l'extrader enfreindrait l'article 3 (art. 3) au cas où elle recevrait exécution, en raison des conséquences à en attendre dans le pays de destination; il y va de l'efficacité de la garantie assurée par ce texte, vu la gravité et le caractère irréparable de la souffrance prétendument risquée".

4.   Dans cette affaire, l'extradition du requérant avait été demandée pour qu'il puisse répondre d'une accusation punie de la peine de mort, dans des circonstances qui ont conduit la Cour à conclure que la probabilité qu'il soit soumis au "syndrome du couloir de la mort" appelait l'article 3 (art. 3) à entrer en jeu. La Cour conclut également, après une analyse des conséquences concrètes de ce syndrome pour le requérant, que son extradition l'exposerait à "un risque réel de traitement dépassant le seuil fixé par l'article 3 (art. 3)".

5.   Dans l'affaire Soering (qui se distingue également de l'espèce en ce sens que la sécurité nationale n'entrait pas en ligne de compte), le requérant était donc pris dans l'engrenage d'une procédure judiciaire entraînant pour lui des risques beaucoup plus faciles à prévoir et évaluer que ceux que le premier requérant courrait en l'espèce s'il était maintenant expulsé vers l'Inde. Les conséquences d'une mise à exécution de la décision d'expulsion sont en ce dernier cas d'un tout autre ordre et beaucoup moins prévisibles.

6.   En l'occurrence, la Cour a disposé de très nombreux documents sur la situation régnant en Inde, et plus particulièrement au Pendjab, depuis 1990 (le plus récent étant le rapport du département d'Etat américain sur l'Inde de mars 1996 - paragraphe 53 de l'arrêt). La Cour conclut au paragraphe 86 (avis que nous partageons): "s'il est vrai que les faits historiques présentent un intérêt dans la mesure où ils permettent d'éclairer la situation actuelle et son évolution probable, ce sont les circonstances présentes qui sont déterminantes."

7.   En ce qui concerne la situation actuelle, il semble incontestable que la protection des droits de l'homme en Inde, et notamment au Pendjab, où la violence a culminé en 1992, connaît une amélioration depuis ces dernières années et que les progrès ont continué après que la Commission a examiné l'affaire (paragraphe 101 de l'arrêt). Par ailleurs, des allégations continuent d'être formulées quant à de graves fautes commises par certains membres des forces de sécurité du Pendjab à l'intérieur ou à l'extérieur des limites de cet Etat, et par certains membres des forces de sécurité d'autres Etats indiens en dehors du Pendjab (paragraphes 102-104 de l'arrêt). Bien que la valeur probante de certains des éléments soumis à la Cour puisse être mise en doute, nous sommes convaincus qu'ils sont suffisants pour interdire de conclure que M. Chahal ne courrait aucun risque s'il était expulsé vers l'Inde, même dans un Etat autre que le Pendjab, au cas où il en déciderait ainsi.

8.   La principale difficulté réside dans la quantification du risque. Dans son raisonnement, la majorité de la Cour dit qu'elle n'est pas convaincue que les assurances données par le gouvernement indien fourniraient à M. Chahal une garantie suffisante quant à sa sécurité et estime que la notoriété de celui-ci risque plutôt d'augmenter les risques qu'il court que le contraire (paragraphes 105 et 106). L'on peut cependant affirmer avec tout autant, sinon plus, de force que sa notoriété lui conférerait un surcroît de protection. Compte tenu des assurances fournies par le gouvernement indien et du tollé national et international qui ne saurait manquer de s'élever s'il lui arrivait malheur, il y a de très fortes raisons de penser que s'il se comporte en Inde comme un citoyen respectueux des lois, il sera traité en tant que tel. Il est fort probable que l'existence ou l'étendue de toute menace potentielle pesant sur lui dépende pour une large part de son propre comportement à venir.

9.   Nous concluons d'une manière générale que l'analyse de la majorité laisse trop de place au doute et qu'il n'a pas été établi qu'il existe un risque réel que le premier requérant soit soumis à un traitement contraire à l'article 3 (art. 3) s'il devait maintenant être expulsé vers l'Inde. Il faudrait qu'un tel risque présente un degré de probabilité plus important que ce n'est le cas en l'espèce pour qu'il se justifie que la Cour conclue à une violation potentielle de cet article (art. 3).

10.  Pour le reste, et compte tenu de ses conclusions au sujet de l'article 3 (art. 3), nous souscrivons aux constatations de la Cour, à l'exception de M. Gölcüklü, comme il ressort de son opinion séparée suivante.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE A MM. LES JUGES GÖLCÜKLÜ ET MAKARCZYK

Nous partageons l'opinion dissidente de M. le juge De Meyer au sujet de l'article 5 par. 1 (art. 5-1) (partie II.A).

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE PETTITI

J'ai voté pour la violation des articles 3, 5 par. 4 et 13 (art. 3, art. 5-4, art. 13). Je reste en profond désaccord avec le vote de la majorité concernant l'article 5 par. 1 (art. 5-1), pour lequel je considère qu'il y a eu une violation évidente et grave.

Quelques semaines auparavant, la Cour avait bien cerné le problème de la rétention administrative dans le cas des procédures dépendant des Conventions de Genève de 1951 et du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés ("HCR"). La Cour avait condamné la France pour son ancienne réglementation en ce qui concernait la rétention administrative d'une vingtaine de jours sans contact avec les avocats ni contrôle judiciaire effectif (arrêt Amuur c. France du 25 juin 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-III). La deuxième période de détention dans l'affaire Chahal pose le même type de problèmes.

Il n'était pas contesté qu'au sujet de la décision d'expulsion en droit commun, il y a eu détention à partir du 16 août 1990 et procédure de recours.

A la suite de la demande d'asile en qualité de réfugié politique introduite par M. Chahal, est intervenu, après refus d'octroi du statut, un arrêté d'expulsion du 25 juillet 1991 fondé sur les Conventions de Genève. La détention de M. Chahal devait être examinée par la Cour sous cet aspect. Il y avait donc confrontation entre les Conventions de Genève et la Convention européenne des Droits de l'Homme, qui concernent les mêmes Etats membres. Lorsque le statut de réfugié politique est refusé, l'Etat peut refouler la personne. Si des difficultés se présentent (voyage, péril pour le retour, recherche d'un Etat sûr ou Etat tiers), la personne doit être placée en rétention administrative et non en détention dans une prison de droit commun en régime carcéral. En outre, le contrôle de la rétention doit être exercé rapidement et sous contrôle judiciaire (voir l'arrêt Amuur précité).

Cette détention ne découlait d'aucune condamnation.

Si l'intéressé introduit une procédure de recours, celle-ci doit être conduite avec célérité, en urgence. L'organisation des procédures de recours dépend des Conventions de Genève et des résolutions du HCR. Elles peuvent faire l'objet de pétitions auprès de la Commission des droits de l'homme des Nations unies. La Cour européenne ne peut les réviser, mais elle peut statuer au titre des articles 3 et 5 (art. 3, art. 5) en cas de violations alléguées.

Le raisonnement de la majorité est quasi pervers, qui consiste à dire: puisque l'intéressé exerce un recours, si celui-ci se prolonge, cet état de fait justifie la détention! En transposant ce raisonnement, on dirait au détenu en détention provisoire de droit commun et qui demande sa liberté "puisque vous exercez un recours qui entraîne l'exercice d'une procédure, cela justifie la détention", alors que la liberté est un droit fondamental garanti par l'article 5 (art. 5). La procédure tendant à la mise en liberté ne peut être motif de prolongation de la détention lorsque celle-ci est contraire aux dispositions de l'article 5 (art. 5).

Cinq ans de détention en milieu carcéral après l'arrêté suivant le refus de statut HCR, tel est le sort de M. Chahal.

Il est évident en droit international découlant des Conventions de Genève que la rétention est distincte de la détention de droit commun, qu'elle doit faire l'objet pour son exécution de mesures telles qu'une assignation à résidence dans un local administratif, un hôtel (voir l'arrêt Amuur précité) ou une assignation à domicile. Les Pactes des Nations unies et les recommandations de la Sous-Commission des Nations unies pour les questions des droits de l'homme de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d'emprisonnement doivent être pris en compte.

Lorsqu'un Etat se trouve confronté à une difficulté tenant au péril que comporterait le retour dans le pays d'origine, il peut négocier le choix du pays tiers, pour ne pas maintenir la rétention sur son territoire.

Dans les affaires sensibles au plan politique du type Chahal, par exemple refoulement d'imams, de chefs religieux, intégristes ou autres, les Etats européens ont trouvé des solutions de rechange par des expulsions vers certains pays d'Afrique. Le Royaume-Uni lui-même a eu recours à de tels expédients.

La Convention européenne ne permet pas de méconnaître les obligations étatiques assumées au titre des Conventions de Genève. La Cour doit être attentive à des problèmes d'éventuels conflits entre des instruments internationaux interétatiques qui lient les Etats membres du Conseil de l'Europe.

Mon opinion à ce sujet s'appuie sur les travaux du HCR et sur les jurisprudences mêmes de la Commission et de la Cour européennes.

Dans la publication du HCR "Detention and Asylum" (European Series, vol. 1, n° 4, octobre 1995), il est écrit (traduction):

"L'article 5 (art. 5) fournit en outre des garanties contre une prolongation indue de la détention. Ni la Convention de Genève ni les lignes directrices du Comité des Ministres n'indiquent de durée maximale pour la détention des demandeurs d'asile. Dans sa conclusion n° 44, le Comité exécutif du HCR reconnaît l'importance des procédures expéditives pour protéger les demandeurs d'asile de détentions indûment longues. Selon l'interprétation qu'en fait la Cour, il faut comprendre l'article 5 par. 1 f) (art. 5-1-f) comme comportant une garantie quant à la durée de la détention autorisée, car l'article 5 (art. 5) vise globalement à protéger l'individu contre l'arbitraire. Dans son arrêt Bozano du 18 décembre 1986 (série A n° 111, p. 23, par. 54), la Cour a fait état de l'importance particulière que revêt ce principe dans le cadre de l'article 5 par. 1 f) de la Convention (art. 5-1-f). Cette disposition (art. 5-1-f) implique certainement, même si elle ne l'indique pas explicitement, que la détention d'un étranger au motif qu'une procédure contre lui est en cours cesse de se justifier lorsque cette procédure n'est pas menée avec la diligence requise.

(...)

[Au sujet du paragraphe III.10. de la Recommandation n° R (94) 5 du Comité des Ministres relative aux lignes directrices devant inspirer la pratique des Etats membres du Conseil de l'Europe à l'égard des demandeurs d'asile dans les aéroports européens:]

"10. [Le demandeur d'asile] ne peut être maintenu dans [un lieu approprié] que dans les conditions et pour une durée maximale prévues par la loi."

Au titre de l'article 5 (art. 5), une mesure équivalant à une privation de liberté ne peut se concilier avec les exigences de la Convention que si elle est conforme au droit interne. L'article 5 par. 1 (art. 5-1) dispose que toute arrestation ou détention doit être menée "selon les voies légales". La Convention exige avant tout par là que toute privation de liberté ait une base légale en droit interne. Une privation de liberté ne saurait avoir lieu en l'absence de disposition légale interne l'autorisant expressément. La Convention renvoie en outre au droit interne et prévoit l'obligation d'en respecter tant les normes de fond que de procédure."

En ce qui concerne la jurisprudence relative à l'article 5 (art. 5) de la Cour européenne des Droits de l'Homme, la Commission, dans l'affaire Kolompar c. Belgique (arrêt du 24 septembre 1992, série A n° 235-C, p. 64, par. 68), donne l'avis suivant sur un problème d'extradition, transposable au refoulement:

"Toutefois, la Commission estime qu'il existe également, en l'espèce, un problème d'inaction de l'Etat. La Commission rappelle que l'article 5 par. 1 de la Convention (art. 5-1) proclame le droit à la liberté, et que les exceptions à ce droit, énoncées aux alinéas a) à f) de cette disposition (art. 5-1-a, art. 5-1-b, art. 5-1-c, art. 5-1-d, art. 5-1-e, art. 5-1-f), doivent être interprétées de manière étroite (Cour eur. D. H., arrêt Winterwerp c. Pays-Bas du 24 octobre 1979, série A n° 33, p. 16, par. 37; arrêt Guzzardi c. Italie du 6 novembre 1980, série A n° 39, p. 36, par. 98). La Commission est d'avis que l'Etat auquel l'extradition est demandée doit sauvegarder un juste équilibre entre la privation de liberté et le but poursuivi par cette mesure. Responsable de la détention de l'individu dont l'extradition est demandée, cet Etat doit veiller avec une diligence particulière à ce que la prolongation de la procédure d'extradition n'aboutisse pas à créer un manque de proportion entre la limitation apportée au droit à la liberté individuelle protégée par l'article 5 (art. 5) et les obligations internationales qui lui incombent en matière d'extradition. La Commission estime en conséquence que même dans l'hypothèse d'une inaction complète du requérant dans lesdites procédures, une diligence particulière incombait au Gouvernement de manière à limiter la détention en vue de l'extradition du requérant (...)"

Dans cette affaire Kolompar, la Cour a conclu à la non-violation, mais en raison de l'inaction prolongée et de la conduite du requérant et non sur la portée de l'article 5 par. 1 (art. 5-1).

C'est seulement dans le cas où une personne s'étant vu refuser l'asile commet un délit (par exemple retour clandestin) qu'elle peut subir une incarcération de droit commun.

Il ressort de la jurisprudence que si la procédure n'est pas menée avec la diligence requise, ou si le maintien en détention résulte de quelque abus de pouvoir, la détention cesse d'être justifiée au regard de l'article 5 par. 1 f) (art. 5-1-f) (requête n° 7317/75, Lynas c. Suisse, décision du 6 octobre 1976, Décisions et rapports 6, p. 153; Z. Nedjati, Human Rights under the European Convention, 1978, p. 91).

L'arrêt de la Cour européenne dans l'affaire Lawless c. Irlande du 1er juillet 1961 (série A n° 3) apporte aussi un éclairage important sur la jurisprudence de la Cour européenne concernant la portée de l'article 5 par. 1 (art. 5-1), article majeur de la Convention puisqu'il assure la liberté des personnes.

Certes, l'affaire Lawless se plaçait dans un contexte d'état d'urgence, mais cela ne modifie pas la philosophie et la doctrine exprimées par la Cour.

La Cour écrit notamment dans son arrêt sur le fond:

"Considérant en premier lieu que la Cour doit observer que les règles énoncées à l'article 5, paragraphe Ier litt. (b) (art. 5-1-b), et à l'article 6 (art. 6) n'entrent pas en ligne de compte dans le présent débat, la première en raison du fait que G.R. Lawless n'avait pas été détenu "pour insoumission à une ordonnance rendue par un tribunal" ou "en vue de garantir l'exécution d'une obligation prescrite par la loi", la seconde du fait que Lawless n'avait pas fait l'objet d'une accusation en matière pénale; que, sur ce point, la Cour est appelée à examiner si la détention de G.R. Lawless du 13 juillet au 11 décembre 1957, en vertu de la Loi n° 2 de 1940, était ou non conforme aux dispositions de l'article 5, paragraphes Ier litt. (c) et 3 (art. 5-1-c, art. 5-3);

Considérant, à ce sujet, que la question soumise à la décision de la Cour est de savoir si les dispositions des paragraphes Ier litt. (c) et 3 de l'article 5 (art. 5-1-c, art. 5-3) prescrivent ou non qu'une personne arrêtée ou détenue "lorsqu'il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l'empêcher de commettre une infraction" doit être conduite devant le juge, en d'autres termes, si, au paragraphe Ier litt. (c) de l'article (art. 5-1-c), le membre de phrase "en vue d'être conduit devant l'autorité judiciaire compétente" se réfère uniquement aux mots "lorsqu'il y a des raisons plausibles de soupçonner qu'il a commis une infraction" ou également aux mots "qu'il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l'empêcher de commettre une infraction";

Considérant que le libellé de l'article 5, paragraphe Ier litt. (c) (art. 5-1-c) est suffisamment clair pour répondre à la question ainsi posée; qu'il est évident que le membre de phrase "en vue d'être conduit devant l'autorité judiciaire compétente" se réfère à toutes les catégories de cas d'arrestation ou de détention visées à ce paragraphe (art. 5-1-c); que par conséquent, ladite disposition (art. 5-1-c) ne permet de prendre une mesure privative de liberté qu'en vue de conduire la personne arrêtée ou détenue devant l'autorité judiciaire compétente, qu'il s'agisse d'une personne au sujet de laquelle il y a des raisons plausibles de soupçonner qu'elle a commis une infraction, d'une personne au sujet de laquelle il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l'empêcher de commettre une infraction ou encore d'une personne au sujet de laquelle il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l'empêcher de s'enfuir après l'accomplissement d'une infraction;

(...)

Que le sens du texte ainsi dégagé de l'analyse grammaticale est en parfaite harmonie avec le but de la Convention qui est de protéger la liberté et la sûreté de la personne contre des arrestations et détentions arbitraires; qu'il y a lieu, à cet égard, de faire observer que si la signification attribuée par la Cour aux dispositions susmentionnées n'était pas exacte, toute personne soupçonnée d'avoir l'intention de commettre une infraction pourrait être arrêtée et détenue sur la base d'une seule décision administrative pour une période illimitée sans qu'une telle arrestation ou détention puisse être considérée comme une violation de la Convention; qu'une telle hypothèse, avec tout l'arbitraire qu'elle implique, conduirait à des résultats contraires aux principes fondamentaux de la Convention (...)" (pp. 51-52, paras. 12-14).

Aux termes des Conventions de Genève, il appartient à chaque Etat d'organiser le système de ses voies de recours dans le cadre de ces Conventions.

L'effectivité de ces recours est placée sous le contrôle du HCR et, au besoin, en cas de carence, peut faire l'objet des saisines citées ci-dessus.

Ainsi, parmi les grands Etats de l'Europe de l'Ouest, l'Allemagne prévoit un système de recours devant les tribunaux ordinaires. D'autres Etats ménagent un tribunal spécial ou une commission. Une telle institution n'a été établie en Belgique (Commission permanente de recours pour les réfugiés) qu'à partir de 1989, en Suède (Commission de recours pour les étrangers) qu'en janvier 1992, et au Royaume-Uni ce n'est qu'avec l'entrée en vigueur de la loi de 1993 relative au droit d'asile et aux voies de recours en matière d'immigration (Asylum and Immigration Appeals Act 1993) que les demandeurs d'asile déboutés se sont vus accorder le droit de recours (devant l'Immigration Appeals Authority). En France, c'est l'OFPRA et en appel la commission de recours (Bulletin luxembourgeois des droits de l'homme, vol. 5, 1996).

Les Etats ne sont pas juridiquement tenus d'accorder l'asile, mais sont tenus simplement de ne pas renvoyer une personne dans un pays où elle risquerait d'être persécutée ou d'être envoyée de là vers un pays présentant ce risque. Ce qui a amené la plupart des pays européens à adopter des pratiques consistant à reconduire des demandeurs d'asile dans un pays par lequel ils ont transité pour se rendre dans le pays où ils demandent l'asile ou dans un "pays tiers sûr".

La Cour a retenu avec fermeté la violation des articles 3 et 5 par. 4 (art. 3, art. 5-4). A mon sens, le constat de violation de l'article 5 par. 1 (art. 5-1) s'imposait tout autant, dans la continuité de la jurisprudence de la Cour européenne.

Telle que la détention de M. Chahal est exercée par les autorités britanniques, elle est assimilable à une peine indéterminée. C'est dire que M. Chahal subit un traitement plus sévère que celui d'un délinquant condamné à une peine ferme, en raison du refus manifeste des autorités de rechercher une mesure d'éloignement vers des pays tiers. Le principe de l'article 5 (art. 5) de conduite immédiate devant un juge est destiné à protéger la liberté et non à conduire à une procédure qui servirait de "couverture" à une détention non justifiée par la cour pénale. La situation de rétention sous les Conventions de Genève ne peut se prolonger au-delà d'une période raisonnable, de brève durée pour préparer les mesures de refoulement. La ligne générale de l'arrêt de la Cour dans l'affaire Amuur peut, à mon sens, être reprise dans l'affaire Chahal, ce pourquoi j'ai conclu à la violation de l'article 5 par. 1 (art. 5-1).

En ce qui concerne l'article 8 de la Convention (art. 8), je partage l'opinion de M. De Meyer.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE A M. MARTENS ET Mme PALM, JUGES
(Traduction)

1.   Nous souscrivons entièrement aux conclusions de la Cour pour ce qui concerne les articles 3, 5 par. 4, 8 et 13 (art. 3, art. 5-4, art. 8, art. 13). Quant à l'article 5 par. 1 f) (art. 5-1-f), nous approuvons les paragraphes 112 à 121 de l'arrêt.

En revanche, nous ne pouvons accepter les constats suivants:

a)   la procédure devant le comité consultatif constituait une garantie suffisante contre l'arbitraire, et

b)   en conséquence, la détention du premier requérant était conforme aux exigences de l'article 5 par. 1 f) (art. 5-1-f) (paragraphes 122 et 123 de l'arrêt).

2.   Comme la Cour le relève à juste titre au paragraphe 112 de son arrêt, l'article 5 par. 1 f) (art. 5-1-f) n'exige pas expressément que la détention au titre de cette disposition (art. 5-1-f) soit considérée comme raisonnablement nécessaire. Cela souligne pour ce type de détention l'importance du but général de l'article 5 par. 1 (art. 5-1), qui est d'assurer que nul ne soit privé de sa liberté de manière arbitraire.

3.   A cet égard, nous constatons en premier lieu que les juridictions internes n'ont pas pu contrôler effectivement si les décisions de placer M. Chahal en détention, puis de l'y maintenir, se justifiaient (paragraphes 41, 43, 121 et 130 de l'arrêt). Par conséquent, seule la procédure devant le comité consultatif pouvait éventuellement offrir une garantie contre l'arbitraire en droit interne.

4.   A l'issue d'une analyse du rôle de ce comité et de la procédure devant lui, la Cour dit que celle-ci ne satisfait pas aux exigences des articles 5 par. 4 et 13 de la Convention (art. 5-4, art. 13) (paragraphes 130, 132, 152 et 153). Nous avons quelque difficulté à comprendre pourquoi elle n'est pas parvenue à la même conclusion en ce qui concerne l'article 5 par. 1 f) (art. 5-1-f).

5.   Quoi qu'il en soit, nous faisons observer:

a)   que nul n'a prétendu que les membres du comité étaient, en tant que tels, indépendants du gouvernement;

b)   que la procédure devant le comité n'est pas publique et que ses conclusions ne sont même pas transmises à la personne faisant l'objet de l'avis d'expulsion;

c)   qu'au cours de la procédure devant le comité, la personne faisant l'objet de l'avis d'expulsion est soumise à de sévères restrictions; en effet, elle n'a pas le droit de se faire représenter, on ne lui communique pas d'indications quant aux motifs sous-tendant l'avis d'expulsion et elle n'est pas informée de l'origine de ces motifs ni des éléments y afférents;

d)   que le comité n'a pas de pouvoir de décision et que le ministre de l'Intérieur n'est pas tenu de suivre ses avis.

6.   Compte tenu de l'importance que revêtent les garanties contre l'arbitraire, notamment en ce qui concerne la détention aux fins de l'article 5 par. 1 f) (art. 5-1-f) (paragraphe 2 ci-dessus), ainsi que de la nécessité d'appliquer des critères uniformes à cet égard dans tous les Etats membres, nous ne pouvons que conclure que, vu les éléments énumérés au paragraphe 5 ci-dessus, le comité ne représente pas une garantie suffisante contre l'arbitraire. Le fait qu'il se compose entre autres de "hauts magistrats" (paragraphe 122 de l'arrêt) n'y change rien.

7.   En bref, le requérant a été privé de sa liberté pendant plus de six ans sans qu'il y ait eu de garantie suffisante contre l'arbitraire. Partant, il y a eu violation de l'article 5 par. 1 (art. 5-1).



[1] L'affaire porte le n° 70/1995/576/662. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

[2] Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.

[3] Pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1996-V), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe

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