Déclaration liminaire du Haut-Commissaire à la soixante-seizième session plénière du Comité exécutif du Programme du Haut-Commissaire
Déclaration liminaire du Haut-Commissaire à la soixante-seizième session plénière du Comité exécutif du Programme du Haut-Commissaire
(Telle que prononcée)
Monsieur le Président, Señor Presidente,
Distingués délégués,
Chers collègues,
Permettez-moi tout d'abord de vous rassurer: même s’il s’agit de ma dernière intervention devant ce Comité en tant que Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, ce n’est pas un discours d’adieu. Pas encore. Le moment viendra.
Je souhaiterais plutôt partager quelques réflexions non seulement sur l’année écoulée – qui a été éprouvante – mais aussi, en m’appuyant sur l’évolution de la dernière décennie, retracer la trajectoire de l’Organisation et esquisser ce que pourrait être son avenir.
En octobre 2015, il y a exactement dix ans, la crise des réfugiés syriens était à son apogée. L’image marquante de cette période fut celle du petit Alan Kurdi, sans vie, sur une plage. Il était alors inimaginable que, il y a un peu plus de dix jours, nous franchissions le cap du million de retours de réfugiés syriens.
Dans le même temps – particulièrement en Europe –, nous avons vu s’installer un rejet croissant — instrumentalisé et politisé, certes, mais bien réel — à l’égard des réfugiés, des migrants, parfois des étrangers.
Pour comprendre la situation de l'asile aujourd'hui – y compris la récente baisse des budgets d’aide extérieure –, il faut la replacer dans une grande dynamique de la dernière décennie : la désillusion des citoyens vis-à-vis des institutions censées les représenter.
On a de plus en plus le sentiment que de nouveaux récits plus simples sont nécessaires pour expliquer un monde complexe et instable. Au passage, on écarte des approches jugées désormais incapables de répondre à la complexité des enjeux – coopération et compromis.
L'idée même du multilatéralisme est ainsi pris pour cible. Les arguments ne sont pas nouveaux : on le dit lourd et inefficace, attentatoire à la souveraineté des États, relique d’un monde révolu – alors même que, malgré leurs imperfections, les institutions multilatérales ont servi les intérêts des pays, puissants comme moins puissants. Nous voyons comment le comportement des États a basculé de la coopération vers des politiques transactionnelles. Nous voyons comment le pouvoir, et la croyance que la force fait loi, orientent non seulement les décisions géopolitiques mais aussi, et surtout, la manière de faire la guerre – entre États et à l'intérieur de ceux-ci.
Les atrocités commises à Gaza et en Cisjordanie, en Ukraine, au Soudan ou au Myanmar illustrent l’abandon assumé des normes au nom d’un pouvoir violent, dans une impunité totale, par des acteurs étatiques comme non étatiques. Des personnes sont tuées alors qu’elles font la queue pour recevoir de la nourriture. Des civils sont massacrés dans des camps où ils avaient cherché refuge. Des hôpitaux et des écoles sont détruits. Un nombre record de travailleurs humanitaires ont été tués.
Les parties aux conflits ne prétendent même plus respecter le droit international humanitaire ni tout autre règle. Au contraire, la guerre et la violence indiscriminée sont présentées comme justifiables dès lors que des objectifs militaires sont atteints – et les normes sont jetées aux orties. Aucun coût humain n’est trop élevé, aucune image de mort ou de destruction ne choque. Ne nous y trompons pas : la répétition quotidienne des atrocités vise à engourdir nos consciences, à susciter en nous un sentiment d'impuissance.
Nous sommes cependant loin d'être impuissants.
Notre force est de préserver la clarté morale et de réaffirmer les valeurs humanitaires fondamentales : protéger les civils et les infrastructures civiles, garantir l’accès aux populations affectées, assurer un acheminement sans entrave de l’aide. Nous avons aussi le devoir de traiter les conséquences de cette violence. Les déplacements forcés en font partie. C’est pourquoi existe le HCR : pour protéger les réfugiés et trouver des solutions à leur détresse. C’est notre mission. Un mandat toujours d’actualité — peut-être plus que jamais.
Monsieur le Président,
La liste des grandes crises des dix dernières années est longue et connue – j’ai cité la Syrie ; il faut y ajouter le Myanmar, le Soudan du Sud, le Yémen, l’Afghanistan, la République démocratique du Congo, l’Ukraine et le Soudan, entre autres crises en cours. En Amérique latine et dans les Caraïbes, des crises complexes engendrent des dynamiques de déplacement complexes touchant des Vénézuéliens, des Nicaraguayens, des Haïtiens et d’autres. Des conflits, aggravés par le changement climatique et d’autres facteurs, ont produit des situations de déplacement prolongé au Sahel et dans la Corne de l'Afrique.
Depuis 2015, le nombre de personnes contraintes de fuir leur foyer du fait de la guerre et des persécutions a pratiquement doublé, pour atteindre 122 millions. Les déplacements forcés – et plus largement la mobilité humaine – ont aussi gagné en vitesse et en complexité.
L’exode d’Ukraine en 2022, après l’invasion russe à grande échelle, a été le déplacement d’ampleur le plus rapide depuis la Seconde Guerre mondiale : des millions de personnes ont cherché la sécurité en quelques semaines, au-delà des frontières ou dans des zones plus sûres d’Ukraine. Au Soudan, les lignes de front mouvantes d’un conflit vicieux entre forces rivales – au détriment de leurs propres populations – combinées à l’action de multiples factions armées hors de tout commandement centralisé, ont causé un tribut énorme et abouti à des mouvements de réfugiés éclatés et mouvants, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Des dynamiques similaires existent au Soudan du Sud, en République démocratique du Congo, au Myanmar, au Sahel et ailleurs.
S’ajoute la question des flux mixtes, où des réfugiés – contraints de fuir leur pays – et des migrants – qui se déplacent surtout pour des raisons économiques – voyagent côte à côte, sur les mêmes routes : vers l’Afrique australe, à travers la Méditerranée, les Balkans, ou la jungle du Darién, pour n’en citer que quelques-unes. Si la distinction normative entre réfugiés et migrants est claire, avec des cadres distincts, gérer efficacement ces mouvements mixtes s’est avéré difficile dans la pratique.
Face à des systèmes d’asile débordés et à de fortes pressions intérieures, les pays recourent souvent à des mesures visant d’abord à stopper ces flux. Ils adoptent des discours et des politiques axés sur le renforcement des frontières ou le démantèlement des réseaux criminels qui exploitent le désespoir des personnes en mouvement : des mesures légitimes et nécessaires, mais qui s’avèrent souvent insuffisantes – et c’est là que montent les appels à réformer de fond en comble voire à supprimer les systèmes d’asile actuels et à remettre en cause la Convention de 1951.
Monsieur le Président,
Ces derniers mois, ce récit a de nouveau gagné du terrain. Et, je l’ai souvent répété, le HCR mesure pleinement les défis bien réels posés par les flux mixtes. Nous sommes et resterons disponibles pour aider tous les pays à trouver des solutions réalistes et conformes aux principes.
Mais permettez-moi de rappeler quelques points fondamentaux.
D’abord – disons-le clairement – le problème n’est pas celui des principes.
Le droit de demander l’asile n’a pas été inventé il y a 75 ans. L’obligation morale d’offrir refuge à ceux qui fuient le danger est inscrite dans des textes sacrés partout dans le monde. Car l’asile sauve des vies. C’est ce que l’on a vu ces dernières années en Ouganda, au Tchad, en Moldavie ou au Bangladesh. En préservant l’asile, ces pays et d’autres ont sauvé des vies.
L’expression moderne de ces principes, ce sont la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et son Protocole, ainsi que plusieurs instruments régionaux – la Convention de l’OUA, la Déclaration de Carthagène, ou le Système européen commun d’asile (SECA).
Tous ces instruments ont été négociés par des États. Ils ne contreviennent pas à la souveraineté : ils en sont des instruments. Les États ont le droit – et même le devoir – de contrôler leurs frontières. Le système d’asile actuel repose là-dessus. Mais les États ont aussi une responsabilité partagée de protéger ceux qui fuient pour sauver leur vie.
La souveraineté et le droit de demander l’asile ne sont pas incompatibles. Ils se complètent. L’asile n’est pas, et n’a jamais été, le plaidoyer d’une ouverture indiscriminée des frontières.
Ici, je veux être clair. Dans un contexte hautement politisé, remettre sur la table la Convention sur les réfugiés et le principe d’asile serait une erreur catastrophique. Cela nous conduirait dans des impasses et compliquerait le problème.
Méfions-nous des fausses solutions.
Et permettez-moi de le répéter – c’est important dans le débat actuel : la majorité des réfugiés dans le monde ne sont pas en Europe ni en Amérique du Nord. Les trois quarts se trouvent dans des pays à revenu faible ou intermédiaire. Toute réforme, voire refonte, du système actuel doit – tout en gardant la protection des réfugiés au premier plan – tenir compte de la réalité de tous les États, surtout de ceux qui accueillent le plus genereusement avec des ressources limitées. Sinon, on ne peut que conclure que les pressions en faveur d’une réforme de l’asile ne sont pas de bonne foi, mais constituent une attaque de plus contre la solidarité internationale, alors que beaucoup de pays continuent d’accueillir des réfugiés.
Monsieur le Président,
Le défi qui est devant nous est d’application, pas de principes. Il est opérationnel, pas normatif. La vraie question est de savoir comment appliquer des principes existants à des contextes qui évoluent sans cesse. Quelles solutions pratiques nous permettent de répondre aux défis actuels des déplacements forcés – pas seulement dans les mouvements mixtes, mais aussi dans les situations prolongées ou de déplacement interne ? Dans chacun de ces contextes, la mise en œuvre des principes a évolué pour offrir davantage d’options politiques et opérationnelles. L’adoption en 2018 des Pactes mondiaux sur les réfugiés et sur les migrations a été une étape importante : ce sont de véritables répertoires de solutions, qui contiennent de nombreuses pistes – et même des réponses – aux demandes de réforme que nous entendons aujourd’hui.
Il en va de même pour le déplacement interne : des Principes directeurs publiés il y a 30 ans au Programme d’action du Secrétaire général sur les déplacements internes, plus récent, axé sur les solutions.
Dans ce contexte, le HCR a publié des orientations détaillées et des notes sur divers aspects de la gestion de l’asile en situation de mouvements mixtes. Elles abordent très concrètement des enjeux majeurs auxquels beaucoup d’États sont confrontés : simplifier et accélérer les procédures d’instruction et de décision ; mettre au point et appliquer des accords internationaux pour que des réfugiés et demandeurs d’asile puissent être transférés vers un pays tiers dans le respect du droit des réfugiés et des principes internationaux de partage des responsabilités.
Je veux aussi souligner un point clé : le cadre international de l’asile vise les personnes fuyant la guerre, la violence, la discrimination et la persécution, et qui ont besoin de protection. Par définition, celles qui ne relèvent pas de cette catégorie peuvent être renvoyées dans leur pays, ou, sous réserve d’accords, vers d’autres pays – dans la dignité, bien sûr. Nous avons récemment publié des orientations concrètes précisant des options de politique publique pour mettre en place des systèmes efficaces de retour des personnes sans besoin de protection internationale, y compris via des centres de retour.
Tout cela n’est pas théorique : c’est tiré de l’expérience – la vôtre et la nôtre. Les progrès remarquables de renforcement des systèmes d’asile dans les Amériques – au Brésil, au Mexique ou au Costa Rica – en témoignent, de même que l’accord récemment conclu entre la France et le Royaume-Uni, qui montre que des États peuvent coopérer sur des transferts licites pour gérer les mouvements mixtes et les mouvements secondaires.
Je suis préoccupé par le fait que le débat actuel – en Europe, par exemple – et certaines pratiques d’expulsion – comme aux États-Unis – répondent à des défis réels d’une manière non conforme au droit international. Mon plaidoyer est donc le suivant : associez-nous lorsque vous envisagez de tels dispositifs. Consultez-nous. Comme l’expliquera tout à l’heure la Haute-Commissaire adjointe chargée de la protection, le HCR est là pour vous conseiller et vous appuyer afin que toutes les mesures choisies demeurent légales.
Face à ces mouvements mixtes, le HCR et l’Organisation internationale pour les migrations plaident depuis plusieurs années auprès des États pour qu’ils considèrent un ensemble d’options – celles déjà évoquées (renforcement des systèmes d’asile, retours et réadmissions), mais aussi la réinstallation, les voies de mobilité de la main-d’œuvre, les voies éducatives, etc. Nous parlons d’approche par itinéraires.
L’idée est simple : mieux vaut agir en amont que d’attendre que les personnes aient traversé de multiples frontières, moment où le débat est politisé et où l’efficacité s’étiole. Il s’agit d’examiner l’ensemble des itinéraires, de stabiliser les mouvements avant qu’ils ne deviennent plus difficiles à gérer, et plus dangereux pour celles et ceux qui se déplacent. Cela suppose d’investir non seulement dans les contrôles, mais aussi dans les opportunités : offrir aux réfugiés protection et soutien, et des voies régulières à d’autres.
Nous parlons de solutions pratiques. Songeons au statut de protection temporaire qu’a adopté la Colombie en 2021 pour les Vénézuéliens déplacés – l’une des décisions les plus courageuses et les plus novatrices de la région depuis des décennies. Cette mesure a bénéficié à près de deux millions de personnes, leur offrant un filet de sécurité en Colombie. Elle n’a pas supprimé la pression migratoire en aval, mais l’a sans doute réduite. C’est le type d’initiative de stabilisation qui appelle un soutien international.
Monsieur le Président,
Un mot sur les situations de déplacement prolongé. Le HCR l’a compris tôt – bien avant la crise budgétaire de cette année : financer exclusivement l’humanitaire n’est plus soutenable. À mesure que se multiplient les nouvelles crises, ni l’attention ni les ressources ne peuvent se maintenir assez longtemps pour répondre aux besoins de millions de personnes déplacées depuis des années, parfois des générations. Il nous faut repenser ce que doit être une réponse humanitaire durable aux déplacements.
Ces dernières années, nous avons donc choisi de passer de réponses purement humanitaires à des modèles plus durables, centrés sur l’autonomie des réfugiés et le soutien aux communautés hôtes.
Il n’est plus tenable de maintenir un système qui traite différemment les déplacés et leurs hôtes, qui exclut les uns au profit des autres, ou entretient des systèmes parallèles inefficaces et non durables. En travaillant étroitement avec certains gouvernements hôtes, nous avons recentré l’action sur le renforcement des structures et capacités existantes – écoles locales, centres de santé locaux – au bénéfice à la fois des réfugiés et des hôtes. Mieux inclus, les réfugiés peuvent contribuer, jusqu’à ce qu’ils puissent rentrer chez eux en sécurité, en laissant derrière eux des investissements qui continueront de profiter aux communautés hôtes.
La réussite de cette approche suppose toutefois que chacun tienne son rôle : pays hôtes, HCR et partenaires, donateurs.
L’inclusion ne fonctionne pas si les politiques des pays hôtes isolent les réfugiés ou les coupent des opportunités. À l’inverse, en ouvrant l’accès aux services et à l’emploi, en levant les restrictions à la liberté de mouvement, en investissant dans le potentiel des réfugiés, les pays hôtes en retirent des retombées économiques et sociales, pour eux-mêmes comme pour les réfugiés. C’est ce que montrent le Brésil avec la politique d’intériorisation, l’Ouganda qui est à l’avant-garde depuis des années, l’Iran et le Pakistan qui ouvrent de longue date l’accès à la santé et à l’éducation pour les réfugiés afghans. Des études démontrent la contribution des réfugiés à la croissance, de la Pologne au Mexique. Le Kenya a officiellement lancé cette année le Plan Shirika. L’Éthiopie s’appuie sur la feuille de route Makatet. La liste est longue. Inclusion et autonomie tracent la voie de l’avenir. Mais la transition doit être adaptée aux contextes locaux – pas de “taille unique”. Elle doit rester pilotée par les gouvernements et portée au niveau national, avec l’appui du HCR et d’autres.
C’est pourquoi, au cours de ces dix dernières années, nous avons dû évoluer au-delà de notre expertise traditionnelle : travailler plus directement avec un éventail plus large de ministères – finances, planification, etc. – et forger de nouveaux partenariats.
Ces partenariats – notamment avec les institutions financières internationales (Banque mondiale, banques régionales de développement, Fonds monétaire international) – ont été déterminants. Au HCR, nous avons renforcé nos capacités d’analyse, en créant des équipes dédiées pour approfondir notre expertise institutionnelle en matière de développement. Nous avons aussi créé, en 2019, le Centre commun de données Banque mondiale–HCR. J’en suis particulièrement fier.
L’inclusion a un coût élevé, matériel et politique. Elle doit donc s’appuyer sur des ressources de donateurs – la protection des réfugiés est une responsabilité partagée. Notre partenariat avec les banques de développement nous a permis de mobiliser des expertises et des financements souvent non transactionnels, c’est-à-dire qui ne transitent pas par le HCR. Sur la décennie, la Banque mondiale à elle seule a alloué 5,5 milliards de dollars américains à des pays hôtes à faible revenu via son Guichet pour les réfugiés et les communautés d’accueil. Pour les pays à revenu intermédiaire, des financements ont été accessibles via le Mécanisme mondial de financement concessionnel. Plusieurs d’entre vous – BMZ, Agence française de développement, Pays-Bas (PROSPECTS), Danemark via des initiatives public/privé, JICA, etc. – ont été des soutiens majeurs.
Le potentiel est immense et attire le secteur privé – via la Société financière internationale et d’innombrables entreprises et fondations. Je veux saluer cette année la Fondation Mastercard pour son engagement à hauteur de 300 millions de dollars américains sur cinq ans.
Le chemin, bien sûr, n’est pas sans embûches. Le modèle du développement s’inscrit dans des temporalités plus lentes et prudentes que l’humanitaire. Réduire cet écart et amener les acteurs du développement à accepter davantage de risque et à s’engager dans des contextes fragiles : voilà le défi. Avec notre initiative « Réponses durables », menée par la Haut-Commissaire adjoint aux opérations, nous continuerons d’y contribuer.
Mais la situation se complexifie.
Monsieur le Président,
Dans ce mouvement de transformation, je veux dire sans détour à quel point les coupes de cette année ont été dévastatrices.
Je ne crois pas qu’il s’agisse simplement d’une crise financière. Ce que nous affrontons – ce qui a été imposé au système d’aide internationale, à vous aussi d’ailleurs – résulte de choix politiques aux conséquences financières désastreuses.
Cela dit, nous devons composer avec la dure réalité des chiffres. Et ils sont sombres.
Notre budget 2025, que vous avez approuvé, s’élève à 10,6 milliards de dollars américains, dans la lignée des années précédentes. Ces dernières années, nous recevions environ la moitié des ressources requises, soit près de 5 milliards par an. Après le pic lié à l’Ukraine, anticipant une baisse, nous avons ajusté en 2024 : suppression d’environ 1 000 postes et gel de certaines activités.
En 2025, nous avions prévu de forts vents contraires et anticipé une réduction de 10 % des contributions par rapport à 2024.
La réalité s’est avérée bien pire.
À ce stade, nous prévoyons de clôturer 2025 avec 3,9 milliards de dollars américains de fonds disponibles – 1,3 milliard de moins qu’en 2024, soit environ –25 %. Et l’année n’est pas terminée. La dernière fois que nous étions en-dessous de 4 milliards, c’était en 2015, quand le nombre de personnes déplacées de force était moitié moindre qu’aujourd’hui.
Pire : parce que nous ne pouvons pas redéployer des fonds fortement affectés là où les besoins sont les plus criants, nous risquons un écart entre engagements et fonds disponibles, estimé à plus de 300 millions de dollars américains. Nous faisons tout pour y remédier : suivi rapproché des dépenses, contrôles stricts, suspension ou annulation d’engagements. Mais nous avons des coûts fixes incompressibles.
Cette situation pourrait nous contraindre non seulement à réduire encore des programmes – au détriment des réfugiés et des pays hôtes – mais aussi à aborder 2026 dans de très mauvaises conditions : sans report ni trésorerie disponible pour honorer nos engagements initiaux. Je lance donc deux appels urgents :
votre soutien pour une injection d’au moins 300 millions de dollars américains de ressources flexibles d’ici la fin de l’année, afin de minimiser le risque de déficit ;
comme chaque année – plus que jamais cette fois –, annoncez et décaissez le plus tôt possible vos contributions pour 2026.
Monsieur le Président,
Comme vous le savez, notre budget pour l’an prochain s’élève à 8,5 milliards de dollars américains – il reflète toujours les besoins, avec une appréciation réaliste de la contraction des ressources. Trop d’incertitudes empêchent de prévoir précisément les contributions 2026 ; mais si la tendance à la baisse se confirme, l’Organisation devra réduire encore, du moins dans certains contextes.
Je peux vous assurer que nous nous organisons pour gagner en efficacité dans tous les domaines ; mais cela ne doit pas masquer l’ampleur des dégâts. Aucun pays, aucun secteur, aucun partenaire n’a été épargné. Des programmes critiques et activités vitales ont été arrêtés : prévention des violences basées sur le genre ; soutien psychosocial aux survivants de torture ; des écoles ont fermé ; l’aide alimentaire a diminué ; les aides en espèces ont baissé ; la réinstallation s’est quasi arrêtée ; les fonds pour la lutte contre l’apatridie ont encore reculé. Voilà ce que provoque, en quelques semaines, une coupe de plus d’un milliard.
Et, avec tout le respect dû, on nous demande sans cesse d’expliquer la logique stratégique des réductions. Croyez-moi : il est difficile d’être stratégique quand on subit les coupes les plus peu stratégiques que j’aie vues en toute ma carrière.
Nous avons toutefois fait au mieux : rien n’a été supprimé au hasard. Nous avons consulté les partenaires. Nous vous avons consultés – surtout au niveau pays. Nous avons fixé des paramètres pour rester rigoureux : prioriser le terrain ; sauvegarder les capacités clés en matière de protection, de réponse d’urgence, et de recherche de solutions ; limiter l’impact sur les réfugiés et les pays hôtes. Mais nous savions – et nous vous l’avions dit – que des coupes aussi profondes et rapides auraient un coût très lourd. Elles l’ont eu.
Y compris sur notre empreinte mondiale. La capacité du siège a été réduite. Nous avons fermé notre Bureau régional pour l’Afrique australe. Au total, nous avons réduit ou adapté notre présence dans 185 bureaux. Nous avons tenté d’en atténuer l’impact en insérant des collègues du HCR dans des structures onusiennes plus larges ou en recourant davantage à des bureaux multipays. N’empêche : on attend plus de nous, et nous pourrons en faire moins.
Nous vous l’avertissons depuis des mois : mettre simultanément sous pression les réfugiés, les pays hôtes et le système humanitaire, c’est prendre le risque d’un effet domino d’instabilité, aggravant les déplacements que nous essayons tous de résoudre.
Cette année, je me suis rendu pratiquement dans toutes les crises majeures où le HCR est engagé : Ukraine, Moldavie, Syrie, Türkiye, Jordanie, Liban, Bangladesh, Kenya, Tchad, Mexique, Éthiopie, Afghanistan, Iran, RDC, Rwanda, Myanmar. D’autres visites sont prévues d’ici la fin de l’année.
C’était un choix assumé. Je voulais constater de visu l’impact des coupes. Je voulais parler aux gouvernements des voies pour maintenir notre appui.
Et je voulais voir mes collègues. Être à leurs côtés dans ces moments difficiles. Près de 5 000 collègues du HCR ont déjà perdu leur poste cette année – plus d’un quart de nos effectifs. D’autres séparations sont attendues : ce nombre va augmenter.
Je n’ai pas besoin de vous dire à quel point c’est douloureux. Pour les collègues concernés, d’abord – leurs vies ont été bouleversées. Beaucoup servaient l’Organisation depuis des années. Certains soutenaient des familles entières dans des contextes où l’emploi est rare. D’autres ont travaillé dans des lieux reculés, souvent dans des conditions très dures, loin de leurs proches. Tous – y compris des personnes que vous connaissez sans doute – ont consacré leur vie professionnelle aux réfugiés. Pour eux, le HCR n’était pas qu’un travail : c’était un mode de vie.
Nous restons mobilisés pour identifier des solutions et des opportunités de réemploi. Mais il est clair que les perspectives seront limitées, et que l’emploi dans le secteur de l’aide sera plus précaire – ce qui rendra plus difficile de retenir les talents d’aujourd’hui et d’attirer les leaders humanitaires de demain.
L’Organisation aura besoin de temps pour retrouver la même profondeur d’expertise et reconstruire la confiance et le moral de celles et ceux qui restent.
Mais, Monsieur le Président, il ne fait aucun doute que nous y parviendrons.
Le HCR se relèvera et sortira de cette période difficile : il sera plus resserré, mais il restera solide.
Rappelez-vous : nous avons largement investi dans la transformation du HCR au cours de la décennie. Bien avant cette crise, nous savions qu’il fallait adapter nos structures et systèmes aux réalités d’aujourd’hui – devenir plus modernes et plus efficaces. Je voudrais ici saluer le rôle joué par la Haute-Commissaire adjointe dans le pilotage de ce changement.
La crise nous a montré que beaucoup reste à faire, surtout si l'organisation doit encaisser de futurs chocs systémiques avec plus de souplesse. C’est là que nos changements internes rejoignent les réformes systémiques, en particulier le Humanitarian Reset ), conduit par le Coordonnateur des secours d’urgence, et l’initiative ONU 80, menée par le Secrétaire général. Nous avons contribué aux deux et nous y sommes pleinement engagés.
Le Humanitarian Reset est une proposition ambitieuse – que nous saluons. Nous soutenons la rationalisation du système mis en place il y a vingt ans, efficace mais devenu hypertrophié, avec une bureaucratie inutile : d’où notre appui à la simplification des clusters et des appels humanitaires, y compris la rationalisation des structures de coordination – modèle des clusters et modèle de coordination des réfugiés – lorsque les circonstances le permettent, avec un leadership renforcé des coordonnateurs humanitaires. Renouvelons également notre engagement auprès des organisations locales – nombre d’entre nous le font déjà. Nous travaillons étroitement avec l’OCHA et le Comité permanent interorganisations. Prochaine étape : une feuille de route de mise en œuvre.
S’agissant d’ONU 80, le récent rapport du Secrétaire général inclut un pilier humanitaire, avec six volets formant le « Pacte humanitaire ». Objectif : gagner en efficacité, en rapidité, en impact. Deux pistes nous impliquent particulièrement.
D’abord, intensifier les services communs entre agences. Concrètement : identifier les fonctions d’appui – approvisionnement, télécommunications, locaux partagés, flotte commune, etc. – où réduire les coûts. Nous avons beaucoup contribué, en nous appuyant sur le travail du HCR pour regrouper des fonctions transactionnelles dans le cadre des services communs mondiaux.
Ensuite, l’efficacité programmatique – la manière de mieux travailler entre agences lorsque les responsabilités s’entrecroisent, comme avec l'OIM.
Avec la Directrice générale de l'OIM, nous examinons où intensifier notre action conjointe : en Afghanistan, par exemple, où regarder les mouvements de population à travers un prisme plus diversifié – réfugiés et migrations économiques – offrirait de meilleures solutions aux pays de la région et aux personnes en déplacement que la vague actuelle de retours forcés depuis l’Iran et le Pakistan ; Afrique du Nord, où HCR et OIM peuvent collaborer plus étroitement, comme nous l'avons fait en Amérique latine sur la réponse conjointe aux mouvements vénézuéliens.
Monsieur le Président,
Il y a un autre point que je voudrais souligner dans ce dernier discours d'ouverture que je prononce au Comité exécutif. Ce point est tiré de ma propre expérience.
Les forces qui façonnent le déplacement ne sont pas statiques. Elles changent – parfois pour le mieux.
J’ai commencé par la Syrie. Quatorze ans de guerre civile. Un peuple marqué par la perte et le déplacement à une échelle rarement vue. Au plus fort de la crise, près de la moitié des Syriens étaient déplacés de force. Des millions ont trouvé refuge au Liban, en Türkiye, en Jordanie, en Iraq, en Égypte. Ces pays ont continué d’accueillir année après année, malgré la lassitude des donateurs et la montée des tensions internes. Leur engagement à accueillir a permis aux réfugiés de continuer à rêver de rentrer.
Aujourd’hui, ce rêve est devenu réalité pour plus d’un million de réfugiés syriens – désormais retournés. Ils portent un espoir et des attentes : un toit, de l’électricité, des écoles, des emplois. Surtout, la sécurité – chez eux. Mais, Monsieur le Président, nous devons rendre ces retours durables, sans quoi nous verrons une nouvelle vague de déplacements hors de Syrie. Sans investissements plus rapides et plus audacieux, cela peut arriver.
Le HCR n’a jamais quitté la Syrie pendant la guerre. Nous y étions, nous y sommes. Nous accompagnons les retours. Nous réhabilitons des maisons. Nous aidons au transport et via des aides en espèces. Nous pourrions faire bien davantage, mais nous avons besoin de votre soutien. C’est l’occasion de clore l’une des plus grandes crises de déplacement au monde. Ne la laissons pas passer.
Une lueur d’espoir s’est aussi récemment dessinée dans le conflit entre la RDC et le Rwanda. Il y a quelques semaines encore, tout semblait voué à un cycle sans fin de violence et de défiance. Aujourd’hui, grâce aux efforts de paix menés par les États-Unis, nous pouvons, avec prudence mais davantage d’optimisme, parler de stabilité et de retours.
Comme je l’ai récemment dit aux présidents Kagame et Tshisekedi, le HCR est prêt à continuer de travailler avec les gouvernements de la région pour que les personnes déplacées puissent rentrer volontairement, en sécurité et dans la dignité – ainsi que le prévoient les Accords tripartites de 2010 et comme le reconnaissent l’Accord de paix récent et la Déclaration de principes de Doha. Là aussi, nous sommes prêts à ancrer la paix.
En définitive, la leçon est là : nous ne devons pas nous résigner au conflit, même lorsqu’il paraît inévitable.
Nous devons rester engagés. C'est la valeur de la diplomatie humanitaire. Faire reculer le conflit, en atténuer l’impact par notre action, un repas après l’autre, une famille après l’autre, un réfugié après l’autre. L’un des grands privilèges de travailler au HCR est d’être à la frontière entre aide et diplomatie : aider les réfugiés et, ce faisant, ouvrir des portes à la paix quand elle semble impossible.
C’est pour cela que nous pouvons affirmer que la paix – contre toute attente – est possible dans plus de situations qu’on ne l’imagine.
Elle est possible au Myanmar, où nous devons rester engagés avec toutes les parties – autorités de fait, Armée de l’Arakan, pays de la région et au-delà, communautés déplacées – pour créer les conditions qui permettront, le moment venu, aux réfugiés rohingyas de rentrer du Bangladesh et d’ailleurs.
Elle est possible au Sahara occidental, conflit vieux de 50 ans, où nous sommes restés engagés. Le HCR continuera de soutenir les réfugiés sahraouis aussi longtemps qu’il le faudra. Mais il est temps que toutes les parties se réengagent pour résoudre enfin cette crise.
Espérons aussi que les efforts de paix aboutissent à Gaza, et que les horreurs indicibles de cette guerre prennent fin.
Monsieur le Président,
Distingués délégués,
Chers collègues,
Pour conclure, je tiens, une fois encore, à vous remercier toutes et tous pour votre soutien. Nous aurons encore l’occasion de nous retrouver avant la fin de l’année, lors de la Réunion de suivi du Forum mondial sur les réfugiés le 15 décembre – soit exactement soixante-quinze ans et un jour après la création du HCR.
Merci à nos donateurs publics et privés, notamment ceux qui ont accru leurs contributions : Commission européenne, Canada, Pays-Bas, Suisse, Banque africaine de développement. Merci aussi à la Suède, à la Norvège, à « España con ACNUR » – nos principaux donateurs de fonds non affectés.
Merci aux pays hôtes qui portent une lourde responsabilité. Vous avez été les meilleurs avocats des réfugiés. J’ai essayé d’être le vôtre.
Merci à nos partenaires – agences onusiennes, institutions financières internationales, organisations de la société civile, y compris celles dirigées par des réfugiés. Vous restez indispensables à notre effort commun.
Enfin, merci aux réfugiés, déplacés et apatrides. Votre dignité, votre courage et votre détermination à garder l’espoir au milieu de la douleur et de la tragédie portent notre Organisation, jour après jour.
Merci de m’avoir donné force et inspiration pendant plus de quarante ans.
Cette année n’a certes été facile pour personne.
Mais rappelez-vous : il n’y a jamais d’année facile quand on est réfugié — et il n’y en aura jamais.