Dialogue du Haut Commissaire sur les défis de protection, Protection en mer. Déclaration liminaire de M. António Guterres, Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés. Genève, 10 décembre 2014
Dialogue du Haut Commissaire sur les défis de protection, Protection en mer. Déclaration liminaire de M. António Guterres, Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés. Genève, 10 décembre 2014
Excellences,
Mesdames et Messieurs,
Chers collègues et amis,
Le présent Dialogue est le septième dialogue annuel que nous organisons sur la protection. À ces réunions, nous discutons des défis complexes qui nécessitent des idées novatrices. Le phénomène qui nous regroupe ici aujourd'hui est peut-être le plus complexe et - du moins en ce qui me concerne - le plus douloureux.
Depuis le début de cette année, près de 350 000 personnes à travers le monde ont pris la mer, en quête d'asile ou d'une vie meilleure. Nous savons que plus de 4 000 personnes - y compris des centaines d'enfants - n'ont pas survécu à ces voyages dangereux, même si le nombre réel est probablement plus élevé. Les mouvements maritimes de cette nature constituent un phénomène croissant et un réel défi mondial, de la Méditerranée au golfe d'Aden, du golfe du Bengale aux Caraïbes.
Je pense que, pour la première fois en plusieurs décennies, la majorité des personnes embarquées sur ces bateaux ne sont pas des migrants économiques. Ce sont des gens qui fuient les conflits et les persécutions, cherchant désespérément un endroit où vivre en paix. En constitue la preuve, le nombre croissant de femmes, d'enfants et de personnes âgées secourues. Si aujourd'hui, des familles entières risquent leurs vies en mer, c'est parce qu'elles ont déjà tout perdu, et n'entrevoient aucun autre moyen de se mettre en sécurité. Embarquées sur des bateaux, un nombre de plus en plus élevé de ces personnes se noient en route, alors que pour certaines la terre était déjà à portée de vue. Le simple fait d'écouter les récits des survivants de ces drames est extrêmement douloureux.
À une époque où beaucoup de gens sont déplacés de force à travers le monde, plus que chacun de nous peut se souvenir, la montée du phénomène des voyages par bateau souligne un problème beaucoup plus important. La multiplication des conflits, les violations des droits de l'homme, l'apatridie - mais aussi d'autres causes comme les effets du changement climatique, la croissance démographique, l'urbanisation associée au chômage et l'insécurité en matière d'alimentation et d'eau - contribuent à faire en sorte que des millions de personnes soient obligées de fuir leurs maisons en quête de sécurité et de survie.
Les réponses des États à ce défi complexe et croissant ont été mitigées. Toutefois, une chose est claire : le fait de mettre uniquement l'accent sur le contrôle des frontières et la dissuasion ne permettra pas de résoudre le problème. S'il appartient à l'État d'assurer la sécurité et de gérer l'immigration, les politiques y relatives ne doivent pas être conçues de manière à ce qu'il en résulte des dommages collatéraux pour des vies humaines. La communauté internationale doit évidemment être plus efficace dans sa lutte contre les passeurs et les trafiquants. Toutefois, le fait de mettre exclusivement l'accent sur la sécurité, pour cibler les activités criminelles, ne peut que rendre ces voyages plus dangereux, et les voyageurs plus vulnérables. La dissuasion ne peut permettre d'arrêter une personne qui fuit pour sa survie, sans toutefois aggraver les risques encourus. Toute réponse efficace doit également s'attaquer aux causes profondes de ce phénomène.
Mesdames et Messieurs,
Les mouvements maritimes mixtes exigent des réponses globales qui s'intéressent à leurs différents aspects. Ces réponses comprennent les opérations efficaces de recherche et de sauvetage le long des principales voies maritimes, et des systèmes appropriés permettant de traiter des arrivées, d'identifier les personnes ayant besoin de protection et de leur fournir l'accès aux procédures et aux solutions.
Toutefois, nous devons également chercher à savoir les raisons qui poussent les gens à fuir, les facteurs qui les empêchent de demander l'asile par des moyens plus sûrs et les mesures qui peuvent être prises pour sévir contre les réseaux criminels qui en tirent profit, et protéger en même temps les victimes. Une meilleure protection en mer suppose essentiellement la prévention des déplacements forcés et l'amélioration de la protection au point de départ, en route et au point d'arrivée.
Avec la récurrence des drames en Méditerranée et dans d'autres régions du monde, il est évident que l'accent doit de toute urgence être mis sur le sauvetage des vies. J'aimerais exprimer ma profonde reconnaissance pour le travail qu'effectuent les garde-côtes, le personnel naval et les membres d'équipages des navires commerciaux à travers le monde, qui sont à l'avant-garde des opérations de recherche et de sauvetage, exposés quelquefois à de graves risques et coûts.
L'Italie, en particulier, est à féliciter pour son initiative Mare Nostrum qui a permis de sauver 160 000 personnes. Pour empêcher qu'il y ait plus de pertes en vies humaines, il est important de maintenir un système européen solide de recherche et de sauvetage à travers la Méditerranée au lieu de mettre l'accent exclusivement sur la surveillance des frontières.
L'obligation de secourir les gens en détresse en mer date de bien avant la mise en place des conventions internationales pertinentes. Toutefois, concernant les mouvements migratoires mixtes, l'absence de partage réel des responsabilités entre les États peut rendre cette obligation difficile à exécuter, en particulier pour les bateaux commerciaux.
En concluant au plan régional des arrangements clairs et prévisibles, inspirés par exemple du modèle issu de la table ronde organisée par le HCR à Djibouti en 2011, on pourrait réduire certains des grands facteurs qui découragent les secours en mer, atténuer les effets très néfastes sur le secteur maritime, et contribuer à sauver des vies. De tels arrangements devraient comprendre des règles claires pour le débarquement en toute sécurité, des conditions acceptables d'accueil, le filtrage pour la protection et la détermination du statut, l'accès aux procédures équitables et efficaces d'asile, les solutions et les moyens d'existence, et un appui particulier pour les personnes ayant des besoins spéciaux.
Pour un nombre croissant de personnes, la principale motivation qui pousse à embarquer sur des bateaux est, non pas l'espoir, mais le désespoir. Rien ne m'angoisse comme le fait de voir des réfugiés et demandeurs d'asile, qui ont déjà tout perdu à cause des conflits et des guerres, risquer leurs vies entre les mains des passeurs et trafiquants sans foi ni loi, subir des violations graves de leurs droits humains - tout cela parce qu'ils n'ont pas d'autres moyens de se mettre en sécurité. Donc, une approche globale pour la protection en mer doit également inclure des moyens alternatifs sûrs d'entrée.
Ces moyens comprennent l'augmentation des possibilités de réinstallation et d'admission pour des motifs humanitaires, le regroupement de la famille élargie et des politiques de visas plus souples, y compris le visa humanitaire permettant aux gens de demander l'asile après être légalement arrivés dans le pays. Des arrangements pour le parrainage privé, des bourses académiques et, de plus en plus, des systèmes de mobilité de la main-d'oeuvre constituent d'autres options que les gouvernements devraient élargir, en coopération avec la société civile et le secteur privé, pour donner à un nombre plus élevé de personnes les moyens d'avoir accès à la protection et à une vie meilleure.
En fin de compte, les efforts visant à résoudre le problème des mouvements irréguliers par bateau doivent commencer dans les pays d'origine des personnes concernées - tout d'abord par une prévention efficace des conflits et l'établissement d'un lien clair entre les politiques de coopération pour le développement et la mobilité de la main-d'oeuvre, les mouvements de populations étant l'un des phénomènes les plus importants du XXIe siècle. L'un des objectifs de la coopération pour le développement devrait être de s'attaquer aux causes des déplacements forcés, afin de faire de la migration un choix et non un besoin lié au désespoir. Toutefois, certaines formes actuelles de coopération internationale basées sur des modèles inappropriés de développement peuvent contribuer par inadvertance à déraciner des gens et à provoquer le développement chaotique des bidonvilles dans les mégalopoles.
L'aide au développement doit, non seulement mettre l'accent sur la réduction des facteurs qui poussent les gens à se déplacer en premier lieu, mais aussi renforcer les capacités des États de transit et des pays de premier asile. Par exemple, les programmes de « protection dans la région » constituent l'un des multiples éléments devant être élargis pour stabiliser d'importantes populations de réfugiés ainsi que leurs communautés d'accueil.
Toutefois, les efforts en vue d'accroître les capacités de protection en route sont aussi essentiels. Ils doivent viser, non pas à « jeter » des gens sur les pays de transit, mais à créer les conditions permettant de faire respecter les droits et la dignité des personnes qui se déplacent.
Tous ces efforts ne relèvent pas uniquement de l'action humanitaire, ils doivent être déployés en lien étroit avec les programmes de coopération pour le développement. Les pays d'origine, de transit et de destination doivent être unis dans un effort coordonné pour gérer la mobilité humaine avec dignité et clairvoyance, pour que la migration soit, non pas un problème, mais une solution.
Mesdames et Messieurs,
Ce genre de problème ne saurait être ni celui d'un seul pays ni celui d'une seule institution. Il couvre une gamme variée de préoccupations et de responsabilités, comme indiqué dans la Déclaration conjointe que nous avons publiée avec le HCDH, l'OIM, l'OMI et l'ONUDC en marge de la présente réunion. Le problème des mouvements par bateau ne peut être résolu efficacement que par la coopération entre divers acteurs : gouvernements, organisations nationales et internationales, société civile et secteur privé.
C'est précisément dans ce but que nous avons convoqué la présente réunion en tant que plate forme permettant à toutes les parties prenantes de proposer leurs idées et recommandations pour mieux s'attaquer au phénomène et prendre l'élan pour s'entendre sur les mesures concrètes de coopération en vue d'améliorer la situation.
Sans une coopération plus forte au plan international et un partage réel des responsabilités entre les États concernés, ces mouvements continueront à provoquer de lourdes pertes en vies humaines et de graves violations des droits humains, à alimenter des réseaux criminels et avoir des effets négatifs sur les communautés d'accueil, le secteur maritime et les efforts de développement.
Au moment où un nombre sans précédent de personnes sont forcées à fuir les conflits et les persécutions à travers le monde, le fait de les empêcher d'avoir accès à la protection plus loin est à l'opposé de ce qu'il faut faire. À travers l'histoire, des gens ont toujours fui par terre ou par mer pour leur sécurité. Aujourd'hui, les troubles observés dans le monde semblent indiquer qu'ils continueront à le faire dans l'avenir. La manière dont les sociétés traitent des besoins de ceux qui arrivent à leurs côtes et frontières, recherchant la protection, n'est pas uniquement une question concernant leur sécurité. Il s'agit également d'un indice de leur force et de leur humanité.
Je vous remercie.