Discours de Mme. Sadako Ogata, Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, au Centre catholique d'études de Lausanne, « Les réfugiés, ces 'autres' tout proches », le 25 mars 1999
Discours de Mme. Sadako Ogata, Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, au Centre catholique d'études de Lausanne, « Les réfugiés, ces 'autres' tout proches », le 25 mars 1999
Mesdames et Messieurs,
Permettez-moi tout d'abord de remercier le Centre catholique d'études de Lausanne, le Professeur Neirynck et les autres collaborateurs pour m'avoir invitée à cette soirée, et de vous remercier de votre participation.
Ce soir, j'aimerais vous parler du travail du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, le HCR, que je dirige depuis huit ans, tout en le situant dans un contexte caractérisé d'un côté par le phénomène de la « mondialisation » économique et culturelle, et de l'autre par l'augmentation des conflits. Ce contexte a pris depuis hier des connotations très particulières. Le hasard a voulu que je sois parmi vous un jour seulement après le début de l'intervention armée de l'OTAN en Yougoslavie. Comme vous le savez, la question des réfugiés occupe une place centrale dans le conflit du Kosovo et dans le débat sur cette intervention ; et ce conflit est au centre même des préoccupations du HCR, qui coordonne les opérations humanitaires au Kosovo.
Ma première remarque est un constat peut-être évident, mais que j'estime nécessaire : toute considération d'ordre politique ou économique ne doit pas nous faire oublier que l'action humanitaire est essentiellement un travail accompli par des personnes en faveur d'autres personnes. Les réfugiés sont en premier lieu des femmes, des hommes et des enfants qui ont besoin de protection - tout d'abord protection physique, mais également protection de leurs droits.
La communauté internationale s'est dotée d'un certain nombre d'instruments pour que les droits des réfugiés et des autres victimes soient respectés autant que possible. L'Office du Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, le HCR, a été établi par l'Assemblée générale des Nations Unies en décembre 1950 pour coordonner l'action de la communauté internationale en faveur de la protection des réfugiés dans tous les pays du monde, et la recherche de solutions à leurs problèmes. Une partie importante, voire essentielle, du travail du HCR est constituée par les efforts que nous menons afin que les principes sur lesquels se fonde le droit des réfugiés soient observés par les Etats. Cependant le champ d'action de l'humanitaire va bien au-delà de ce travail juridique. A travers la présence de plus de quatre mille employés du HCR travaillant dans presque cent vingt pays nous témoignons de notre volonté d'être à côté des presque 23 millions de réfugiés, rapatriés et personnes déplacées dont nous nous occupons aujourd'hui, et de les aider à trouver des solutions concrètes à leurs drames collectifs et individuels. En quarante-huit ans d'existence, le HCR a permis à 30 millions de personnes de ne plus être des réfugiés.
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La mondialisation est un sujet qui fait couler beaucoup d'encre. Je voudrais l'examiner plutôt sous l'angle opposé, celui d'une tendance tout aussi marquée, que j'appellerais la « localisation » politique extrême, et qui suscite la plus vive préoccupation des institutions humanitaires telles que le HCR.
L'action des forces locales et l'utilisation des ressources locales peuvent naturellement constituer une tendance positive. Une administration décentralisée, par exemple, permet de traiter sur place, plus ponctuellement, les problèmes concrets des personnes. Mais la localisation peut aussi prendre des formes différentes, exclusives et très radicales. Sous ses formes extrêmes, elle nie la coexistence ethnique, diabolise les minorités, alimente un nationalisme ou un régionalisme exacerbé et engendre la xénophobie - la haine des étrangers. Parfois, elle conduit à l'implosion des Etats, ou à leur dislocation. Dans d'autres cas, particulièrement dans les pays riches, les sociétés s'isolent et se tournent vers elles-mêmes. Leurs gouvernements n'ont aucune motivation politique pour assumer des responsabilités internationales.
On peut se demander si la mondialisation des finances, du commerce, des communications, de la technologie et de la culture ne finira pas par inverser, en l'absorbant, cette tendance à la localisation. Toutefois, ce que nous constatons dans de régions différentes, c'est plutôt un élargissement du fossé entre ces deux tendances : d'une part une mondialisation effrénée qui, dans certaines régions du monde, crée la société la plus ouverte et la plus interactive de l'histoire ; d'autre part une extrême localisation qui, dans bien des endroits, engendre non seulement la violence et le déplacement mais également d'importantes poches de pauvreté promises à devenir des entraves à la prospérité de régions beaucoup plus vastes.
Tout cela nous touche très directement, car il se traduit par des souffrances indicibles pour les civils pris au piège des conflits ethniques ou religieux et il aboutit souvent au déplacement forcé de populations. On peut presque dire que les réfugiés sont de plus en plus fréquemment le produit d'une tendance à une extrême localisation politique. C'est ce que les conflits en ex-Yougoslavie ont suscité en Europe du Sud-Est, ou les troubles incessants dans la Communauté d'Etats indépendants dans une vaste région comprenant le Caucase et l'Asie centrale. C'est là la conséquence du conflit ethnique dans la région des Grands-Lacs, l'une des régions présentant le plus grand potentiel économique du continent africain.
Le repli sur soi et la xénophobie ont naturellement beaucoup d'autres dimensions que la tendance à la localisation politique. A mesure que la démocratie participative progresse, les gens prennent davantage conscience de leur rôle dans la société. Les ressources publiques ne sont plus perçues comme l'apanage d'un Etat abstrait et distant. La prospérité économique ainsi que l'accès instantané et total à l'information incitent les citoyens à exiger chaque jour davantage de ceux qui les représentent. Cette évolution contribue sans doute à l'édification d'une société responsable et dynamique. Une plus grande responsabilité de l'Etat vis-à-vis de ses citoyens ne peut conduire qu'à une meilleure gestion.
Il faut dire cependant, et c'est là un paradoxe, que la démocratie contemporaine peut engendrer l'exclusion. En prenant conscience de la propriété de leurs ressources, les citoyens ont parfois tendance à percevoir comme une menace ceux avec qui ils doivent ou devraient partager ces ressources. Dans des cas extrêmes, ce sentiment peut faire l'objet de manipulations politiques. Dans certains pays d'Europe occidentale, par exemple, y compris la Suisse, les problèmes de réfugiés ont souvent été politisés et sont devenus des sujets de campagnes, justifiant parfois les pires excès xénophobes. Cet état de fait a abouti à l'adoption de lois et de réglementations restreignant l'immigration. Ceci a eu une incidence sur l'attitude envers les réfugiés. L'objectif clé des politiques d'asile dans de nombreux pays industrialisés n'est plus la protection des demandeurs d'asile reconnus comme réfugiés, mais plutôt la limitation des abus potentiels du statut de réfugié. C'est ce que le débat européen actuel sur les demandeurs d'asile du Kosovo révèle une fois encore.
Il est bien sûr nécessaire de prévenir les abus. Reste le fait que cette tendance est inquiétante. Le principe de l'asile aux réfugiés est aujourd'hui de plus en plus fragile, notamment en Europe. Le lien étroit entre les demandeurs d'asile et les conflits dans leur pays d'origine ; la situation économique médiocre dans beaucoup de pays d'asile traditionnels, surtout en Afrique ; la crise de l'emploi dans certains pays riches - tout désormais contribue à créer une perception du réfugié associée au danger, à la menace. Ceci nous fait aussi oublier un concept fondamental : assurer le droit d'asile permet souvent à des hommes et à des femmes en extrême danger de ne pas risquer leur vie en rentrant dans leur pays : je cite l'exemple des Kosovars car il est d'actualité. Le droit d'asile garantie la sécurité des personnes : des individus, des hommes et des femmes, comme vous et moi, que les conflits, la violence et la violation des droits humains obligent à quitter leur foyer.
Je crois fermement qu'une démocratie dénuée de solidarité est incomplète. La démocratie ne peut être considérée indépendamment des autres facteurs qui donnent à tous les citoyens un sentiment de sécurité. Il nous faut faire l'apprentissage de l'insertion. Nous ne devons pas considérer les groupes faibles et vulnérables - tels que les réfugiés et les rapatriés - comme un obstacle à la croissance, ou comme des concurrents dans la recherche de ressources rares. Nous devons les voir comme des hommes et des femmes capables d'apporter une précieuse contribution à la société.
L'exclusion n'est pas une notion abstraite. Imaginez que vous deviez soudain abandonner tout ce qui donne un sens à votre vie - la famille, les amis, l'éducation, le travail - et fuir votre pays. Dans les camps de réfugiés, je suis toujours frappée et émue de voir des jeunes gens dont les espoirs et les aspirations ont été détruits par la discrimination et la violence dans leur pays d'origine. En tant que réfugiés, ils n'ont pratiquement pas eu accès à l'éducation et à l'emploi. Les années les plus propices à leur formation sont gâchées. On sent leur désespoir et leur incapacité à envisager l'avenir et même à espérer des jours meilleurs. Cet abattement est particulièrement aigu dans les situations de déplacement prolongé. S'il est vrai que les camps de réfugiés fournissent protection et asile à ceux qui fuient, ils peuvent aussi devenir un symbole très concret d'exclusion.
Les réfugiés comptent parmi les premières victimes potentielles de l'exclusion. Ils sont par définition exclus de leur propre société. Ils sont souvent perçus comme des étrangers, voire des intrus, par les sociétés qui les accueillent. L'exclusion se mue fréquemment en rejet sous différentes formes et à différents degrés. Il y a une forme sociale de rejet - par exemple, le refus de l'accès à l'emploi, à l'éducation et aux prestations sociales. Il arrive que le rejet prenne des formes psychologiques aussi insidieuses qu'efficaces tendant à convaincre les réfugiés qu'ils sont indésirables. Il arrive aussi que le rejet soit violent - malheureusement assez souvent - et les réfugiés sont alors harcelés, emprisonnés, torturés et parfois renvoyés vers le pays qu'ils ont fui.
Nous constatons dans beaucoup de pays que nous avons affaire à l'exclusion, non seulement lorsque les réfugiés fuient vers un pays hôte, mais encore lorsqu'ils reviennent dans leur communauté d'origine. En Bosnie, j'ai entendu une femme me dire que le pire moment de son expérience de réfugié a été le refus de son voisin, un ami appartenant à un autre groupe ethnique, de lui adresser la parole à son retour chez elle.) L'exclusion est encore plus marquée lorsque le déplacement forcé a été causé par un conflit localisé, intercommunautaire ou interethnique, et peut prendre des formes dramatiques lorsque le déplacement - ce qui arrive de plus en plus souvent, malheureusement - est l'un des objectifs mêmes du conflit et lorsque les réfugiés rentrent chez eux dans des communautés divisées.
Permettez-moi une réflexion personnelle : ce qui me dérange, surtout dans les sociétés riches, c'est l'accent résolument mis sur l'individu et son succès, son aisance et sa carrière. Ce qui m'inquiète, en tant que responsable d'une institution qui protège et assiste des personnes extrêmement vulnérables, c'est de voir de nombreuses sociétés - de nombreux individus, devrais-je dire - à la recherche de la prospérité sans la solidarité, c'est-à-dire sans le sens du partage. L'absence de solidarité, non seulement comme valeur mais aussi - et c'est le plus important - comme ensemble de mesures pratiques visant à protéger les faibles, conduit inévitablement à l'exclusion de certaines personnes. Et c'est de cette exclusion que naîtront la division et le conflit qui finiront par miner de l'intérieur les sociétés.
La solidarité n'est pas simplement une valeur morale. La charité, a dit Fridtjof Nansen, premier Haut Commissaire pour les réfugiés de la Société des Nations, est une forme de realpolitik. Le progrès technologique ayant fait du contact entre des sociétés éloignées une réalité quotidienne, il est également essentiel de promouvoir un concept de la solidarité allant au-delà des frontières de notre propre société, de notre propre pays. L'humanitaire a toujours été international. La globalisation pourrait lui conférer une nouvelle dimension, que nous pourrions appeler la solidarité globale.
Pour promouvoir la solidarité globale, les organisations internationales, y compris les institutions des Nations Unies telles que le HCR, ne peuvent se contenter de chercher à obtenir l'appui des gouvernements, pour important que leur rôle puisse être à cet égard. Aujourd'hui, aucun effort de solidarité ne saurait être efficace sans la participation active de la société civile.
La société civile peut jouer un rôle crucial dans la création d'une image plus positive des réfugiés. Les petites et moyennes entreprises, par exemple, sont des acteurs clé dans ce domaine, car elles offrent aux réfugiés de possibilités d'emploi et donc de chances de parvenir à l'autosuffisance. Ces expériences permettent aux réfugiés de recouvrer leur dignité et le respect de soi dans la mesure où ils se sentiront des membres à part entière d'une communauté - la dignité et le respect de soi qu'ils ont perdu en fuyant leur pays.
Plus important encore, la société civile - et je l'entends ici au sens large du terme, c'est-à-dire les ONG, le milieu universitaire, le monde des affaires, les médias, et ainsi de suite - doit se joindre aux organisations internationales pour contrer la tendance au repli sur soi, tant parmi les gouvernements que parmi les citoyens. Comme je l'ai déjà dit, je suis très préoccupée par cette tendance. Le HCR se trouve déjà confronté à certaines de ses conséquences immédiates. D'une part, il est devenu de plus en plus difficile de collecter les fonds nécessaires à l'exécution de nos activités, financées par les contributions volontaires des gouvernements. Par ailleurs, la vision politique et l'énergie dont les gouvernements ont besoin pour faire face aux crises menaçant la paix et la stabilité mondiales se rétrécissent comme une peau de chagrin, avec pour corollaire la persistance et peut-être l'aggravation des conséquences humanitaires de ces crises.
Il existe un lien patent entre les conflits non résolus, l'instabilité qu'ils engendrent, les problèmes humanitaires, le sous-développement et enfin la reprise du conflit. La crise du Kosovo en est aujourd'hui l'exemple le plus frappant. Cette spirale de l'instabilité récurrente a presque inévitablement des implications humanitaires - le plus souvent les mouvements forcés de populations. Elle sème la pauvreté, encourage les abus et la corruption, décourage l'investissement et tue l'esprit d'entreprise. Le lien entre l'impact global des crises et leurs conséquences humanitaires et économiques est clair. Aujourd'hui plus que jamais, aucun conflit n'est suffisamment éloigné pour ne pas nous concerner tous. La solidarité globale a donc aussi une dimension politique. La société civile est le fer de lance du progrès dans les domaines de la gestion, de l'information et de la technologie. J'espère que vous conviendrez avec moi que ce progrès n'aura de sens que s'il est empreint de solidarité. Les réfugiés, que nous représentons, souhaitent ardemment entrer dans votre champ de vision et d'activité.
Permettez-moi de conclure en précisant que nous - les organisations internationales - et vous - la société civile d'un pays qui a toujours fait de la tolérance et de la compréhension ses valeurs de référence - avons pour objectif commun de créer et de préserver des sociétés ouvertes et stables. Nous nous posons toujours cette question : la société civile et les organisations internationales peuvent-elles oeuvrer de concert à la prospérité et à la richesse tout en instaurant une plus grande égalité et une solidarité globale ? Je pense que la réponse est claire. Oui, il est possible - et, en fait, vital - de trouver un équilibre entre la poursuite de notre progrès et la solidarité avec les autres. Nous devons oeuvrer ensemble à l'édification de sociétés obéissant à la fois aux lois de la concurrence et aux impératifs de la compassion.
Merci.