« Les Nations Unies : c'est Vous » : allocution prononcée par M. Gerritt J. van Heuven Goedhart, Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, à l'occasion de la fête des Nations Unies célébrée dans le Salle de l'Assemblée, au Palais des Nations,
« Les Nations Unies : c'est Vous » : allocution prononcée par M. Gerritt J. van Heuven Goedhart, Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, à l'occasion de la fête des Nations Unies célébrée dans le Salle de l'Assemblée, au Palais des Nations,
Quiconque est allé en Amérique vous dire qu'un première visite aux Etats-Unis est un immense aventure, une exploration, une découverte. L'étendue du pays, les distances à franchir, le hauteur des constructions, la cadence de la vie font sur le visiteur une telle impression qu'il ne tarde pas à se sentir comme un grain de sable sur le rivage. Et pourtant, quand l'esprit s'est adapté au rythme écrasant de ce monde qui est celui de la force intrépide, de l'entreprise inlassable, de la concurrence acharnée, l'image surprenante qui domine est bien celle d'un vie précipitée et impitoyable, mais adoucie en même temps par quelques touches humaines. Au premier jour de liberté qui vous est offert vous quittez New-York par un petit train de compagne, vous parcourez les villages paisibles et sympathiques du Westchester ou de long Island, et tout d'un coup vous apercevez le long de la route des poteaux indicateurs comme vous n'en avez jamais vu nulle part. Vous lisez : « Prenez garde, il y a des enfants qui jouent ».
Au coeur de cette société où l'existence paraît se ruer vers des fins égoïstes, il fait bon voir l'attention des hommes d'affaires attirée sur les enfants auxquels il est encore donné de vivre dans un monde amical, pacifique, hospitalier. J'ai éprouvé à maintes reprises la tentation de suggérer, dans mes discours aux comités politiques des Nations Unies, que des poteaux indicateurs fussent placés dans les antichambres des salles de réunions du Conseil de Sécurité et de l'Assemblée générale : « Prenez garde, il y a des enfants qui jouent ». Car il me semble qu'il y ait autant de raisons valables de rappeler aux politiciens que les enfants de ce monde sont absorbés par leurs jeux qu'il y a de motifs d'avertir les conducteurs des voitures puissantes. La circulation n'est pas plus dangereuse pour la vie des enfants que ne l'est l'irréflexion des hommes dont le devoir est de maintenir le paix. Il est impossible de dire à quel point le monde où nous vivons serait différent de ce qu'il est si tout les délégués de toutes les nations agissaient et parlaient avec la pleine conscience que le sort de la génération montants est entre leurs mains.
Bien des paroles ne seraient jamais prononcées, de nombreuses propositions resteraient à l'état de projets, au manque certain de coopération viendrait se substituer la recherche sincère des solutions transactionnelles.
Mais avant de céder à la tentation d'un accord immédiat rappelez-vous vos propre responsabilités. Les délégués aux Nations Unies parlent en votre nom. Avant de condamner les défaillances de l'esprit de coopération, interrogez votre conscience. L'Organisation des Nations Unies vous appartient, elle est votre oeuvre, elle en peut être meilleure que les pays ou les peuples qui la composent.
Mon directeur d'études à l'Université de Leyde, Cornelis van Vollenhoven, écrivit en 1913 une brochure dans laquelle il demandait à ses compatriotes de faire un geste signficatif pour diminuer la tension internationale qui s'aggravait. « Aucun gouvernement », disait-il dans cet oeuvrage, « ne peut agir sans le support d'une opinion publique puissante ». L'opinion publique est celle du peuple, hommes et femmes, celle du boulanger et du boucher, du facteur et de l'étudiant, du paysan et de l'ouvrier, celle du professeur et celle du remoneur : l'opinion publique est votre opinion. Aucun délégué ne disposé d'un voix plus puissante que celle de l'opinion publique de son pays et les Nations Unies ne peuvent pas faire davantage que ce n'est considéré comme admissible par les peuples qui en font partie.
« Prenez garde. Il y a des enfants qui jouent ». Le Christianisme enseigne qu'il nous faut devenir pareils à des enfants car « le royaume des Cieux leur appartient ». Sans doute cette leçon nous a-t-elle été donnée parce que le franchise, la spontanéité; le sens du bien et du juste, une âme limpide sont les dons reçus à la naissance. Sans doute veut-on dire que nos enfants n'ont pas encore été livrés à ces puissances du mal dont parle Sophocle dans « Antigone » lorsque le roi Kréon de Thèbes met son fils Haimon on garde contre l'action corruptrice de la richesse et de la puissance. Il souhaite voir son fils devenir un homme pleinement conscient que tout les biens du monde ne sont confiés aux hommes qu'à titre de prêt et que dans l'ordre moral le droit prime de loin la force. Et pourtant quelle déception profonde apportera avec elle la suite du récit lorsque l'avenir nous sera révélé.
La nouvelle génération 'a point reçu de bons exemples de celle qui l'a précédée et la voici qui, sans plus de réflexion, suit le même chemin désastreux.
Le génération antérieure oublie si légèrement que la tâche qui lui incombe en ce monde n'est pas de gouverner pour son plaisir et pour son profit, mais de remettre à la génération suivante une société améliorée par le travail et par la pensée.
Ce n'est que lorsque l'homme pense et agit en tant que partie de l'histoire et se voit tel qu'il est, c'est-à-dire comme un anneau de la longue chaîne des générations éphémères, qu'il peut s'acquitter de ses devoirs, qui sont immenses, à l'égard d'un monde en progrès. L'homme qui sait que le présent est le résultat du passé et contient en puissance l'avenir, fera un accueil favorable aux poteaux indicateurs dont nous parlions : « Prenez garde, il y a des enfants qui jouent ».
Les enfants ne se tourmentent pas, ils nous ont donné leur confiance sans arrière-pensée et ils nous laissent libres de faire du monde ce que nous entendons : l'amender ou le détruire. Les enfants jouent et tandis qu'ils poursuivent leur ballon ou s'ébattent comme des poulains en liberté, nous autres, qui somme la génération régnante, nous siégeons gravement autour de tables officielle et nous discourons, nous discourons au sujet de ce monde, qui, après tout, est aussi celui de nos enfants.
Allons-nous faire du monde un lieu où lieu il fasse bon vivre, où règne la paix que les hommes désirent d'un coeur si ardent ? Ou bien allons-nous faire faillite et jeter les débris à la tête de nos enfants en leur souhaitant bonne chance, nous en remettant à eux du soin de tirer de la situation un meilleur parti ?
Il y a peu de temps, le bourgmestre d'un petite ville de mon pays fut invité à prendre la présidence d'un réunion officielle. Il estima qu'il était sage de refuser.
« C'était, répondit-il, tout à fait vain, car les orateurs disent des choses qu'ils ne croient pas et les auditeurs n'accordent aucun crédit à ce qu'ils entendent ».
Je crains que ce ne soit que trop vrai et qu'il soit ainsi de quelques manifestations officielles Des gens s'efforcent de tromper ceux qui refusent de l'être. Je ne serais pas étonné que quelques personnes assistant à la célébration de la Fête des Nations Unies avec une forte prédisposition à l'ironie et au pessimisme. A celles-là cependant je voudrais dire : « Si vous êtes incapables de souscrire à un idéal. Vous ne serez pas en mesure de servir celui-là, si vous n'éprouvez point le désir sincère d'atteindre le niveau de cet effort humain, vous gênerez vos semblables dans l'accomplissement de leur tâche et vous rendrez plus malaisé encore le difficile pélerinage des hommes ».
Quant à moi, je suis ici parce que je considère comme un privilège d'apporter le témoignage de ma foi inaltérable dans les Nations Unies, parce que je revendique le titre d'idéaliste, même s'il y a des gens pour penser que ce mot est synonyme de fou bien intentionné. En attendant, les idéalistes, ceux qui ont la foi, ont rapproché l'humanité de son objectif final. Ils étalient de ceux qui feraient leur ce mot de l'un des grande hommes d'état de mon pays : « Nul n'est besoin d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer ».
Il est beaucoup plus difficile d'être un idéaliste que d'être un sceptique. Chaque jour mon attention est appelée sur les grandes et les petites misères de millions d'individus. Il m'arrive parfois la nuit de ne pouvoir dormir parce que j'imagine des hommes qui meurent en Corée et entends le grondement de la canonnade.
Je sais que rien en ce monde en sera jamais parfait et que notre Organisation des Nations Unies ne sera jamais meilleure que nous ne le somme nous-mêmes. Et je sais qu'à cause de cela précisément les Nations Unies souffriront de l'égoïsme, de la faiblesse, du manque de probité, du défaut de sincérité car nous aussi nous sommes tourmentés par l'égoïsme, le faiblesse, le défaut de probité et de sincérité.
Aussi, permettez-moi de ne point prétendre que les Nations Unies soient tout près d'être devenues l'instrument idéal que nous voulons qu'elles soient, ni davantage qu'elles apporteront la réponse suprême à cette prière pour le paix qui accompagne en sourdine les jeux des enfants. Mais je persiste à dire que les délibérations, les débats et même les disputes autour des tables de conférences sont préférables au langage des canons et au règne de la guerre. Et j'ajoute que nos Nations unies, en dépit de toutes les insuffisances de leur action, ont fait beaucoup plus que d'alimenter les discours des délégués. Je souligne que des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants seraient morts de faim et de misère sans l'intervention des Nations Unies et de leurs agences spécialisées. Je prétends que le progrès du monde vers des conditions sociales meilleurs et vers un bien-être accru, de même que les chances de la paix, auraient été moindres sans elles. Je vous affirme que sans elles il y auraient moins d'espoir, moins de confiance, moins de compréhension que nous n'en trouvons aujourd'hui dans ce monde qui est le nôtre.
Quand, en 1880, le colonel finlandais Becker, qui s'était réfugié à Paris, écrivit son « J'accuse » adressé au gouvernement russe, il dit ; « Pour comprendre le présent et ne pas être surpris par l'avenir il faut étudier le passé ». Il ne faut point voir dans les événements de notre temps des accidents, il faut les considérer dans le pleine lumière de cette idée qu'ils ne sont que les éléments visible d'un chaîne dont le point de départ se suite dans un inconnu lointain et le point d'arrivée à une distance infinie.
Si l'on considère notre époque sous cet angle, il apparaît moins difficile de découvrir ce que se dérobe si volontiers à l'oeil humain. Prenez les Nations Unies. A première vue, leur historie débute avec la Société des Nations créée sur l'initiative de Woodrow Wilson, dont le souvenir est si cher à Genève. Et cependant mûri au cours des siècles précédents. Les Nations Unies représentent une étape nouvelle de l'éternel combat entre le Droit et la Force. Je me demande si cette lutte a commencé avec Caïn et Abel. Sans doute plus tôt.
Et vous pouvez suivre le pèlerinage de l'humanité dessinant un chemin sinueux le long l'innombrables bornes milliaires dont chaoune représente une nouvelle étape dans les relations entre les peuples. Caïn ne ports point son différend avec Abel devant un juge, à la décision duquel l'un et l'autre pussent faire confiance et se soumettre. Non, il tua Abel. Mais plus tard - et c'est l'étape suivante - nous voyons le pater familias établir solidement son autorité de juge de tous les différends qui surgissent au sein de la famille, et se décision avoir la valeur d'un jugement et d'un loi. Pourtant le champ d'application de cette loi reste limité à un cercle étroit et nettement défini. Les querelles entre familles continuent à se régler par la force. Ce n'est que plus tard, quand les familles formeront des villages, puis des villes que l'autorité de la loi remplacera la loi du plus fort. Cependant, les villes, les villages, les clans se battent entre eux jusqu'au jour où - nouvelle étape - les duchés et les provinces unissent de nombreuses villes en une seule communauté. Alors c'est entre les duchés et les cours que le lutte se poursuit et pourtant rien ne peut arrêter le progrès vers de plus vastes groupements : quand nous atteignons la borne suivante nous nous trouvons en présence de nations au sein desquelles aucune manifestation de la force n'est admise si ce n'est celle qui résulte de l'autorité de la loi. Les citoyens, au même titre que les cités, les villages et les provinces ont recours aux tribunaux. Les petits Etats se fédèrent, la loi se substitue à la force. Les grands Etats s'étendent à des continents entiers ou du moins en recouvrent de grandes parties.
Y a-t-il une raison quelconque de penser que tel soit le terme final de l'évolution et que l'Etat souverain représente la dernière borne milliaire que l'humanité atteindre jamais dans ce passage du règne de la force à l'empire de la loi ?
Cela n'est pas possible et ne sera pas.
Une grande idée se développe et la primauté du Droit sur la Force est cette idée. Et ce développement se poursuivra avec vous ou sans vous. Le seule différence est que votre concours peut accélérer ce progrès, comme votre abstention le retarder : n'est-ce pas là une pensée à méditer en ce jour des Nations Unies ? S'il est vrai que les Nations Unies ne peuvent être meilleures que les peuples qui choisissent leurs délégués - et il s'agit de nous tous - il est certain aussi que la chaleur de notre sympathie, la ferveur de notre idéalisme sont d'un importance capitale pour le succès des Nations Unies. Si tel est le cas, nous devons comprendre que nous détenons entre nos mains le pouvoir de transmettre à nos enfants un monde meilleur que celui que nous avons connu : nous devrons cette réussite à nos enfants qui nous font confiance et qui attendent de nous que nous ne manquions pas aux engagements que nous avons pris envers eux.
« Prenez garde il y a des enfants qui jouent ». Le méfiant, le sceptique, l'esprit le plus sensé ont peut-être des raisons de supposer qu'un avertissement de cette nature est un critique à l'adresse des délégués dont lors interventions peuvent faire figure de divertissements. A quoi bon nier que dans nos rapports internationaux nous restions souvent au-dessous de la moyenne, que l'échange de nos points de vue s'apparente maintes fois à un duel de mots, de vains mots qui ne sont suivis d'aucun acte. Pourquoi ne pas en convenir ? Ou bien devons-nous méditer sur nos propres insuffisances et rechercher dans quelles conditions chacun de nous a échoué dans son rôle d'ambassadeur des Nations Unies, enfin nous montrer prêts à fournir une plus grande part des efforts qui tendent à promouvoir un monde meilleurs ?
Si nous échouons, tenez pour certain que les guerres à venir seront suivies de désirs encore plus ardents et plus ardents et plus profonds d'établir la paix, que plus les guerres deviendront totales plus brêlante deviendra la soif d'une paix immuable. Sur les ruines et sur les misères, matérielles et humaines, causées par les destructions, de nouvelles bornes milliaires seront édifiées, d'autres Nations Unies seront organisées, et il sera ainsi, jusqu'à ce niveau de l'évolution où la guerre sera mise pour toujours hors la loi et le règne du Droit accepté par toutes les Nations.
En ce 24 octobre, les enfants sont à leurs jeux. Ils ignorent ce que nous discutons ici, ils peuvent tout au plus nous soupçonner de bâtir un univers moins sûr que ne le sont certaines rues où les conducteurs pressés sont invités à se souvenir du monde des petits enfants.
Beaucoup cependant ont bénéficié de nos bonnes intentions. Par les Nations unies ils ont été transportés avec leurs parents dans de nouveaux pays d'accueil. A l'école on leur a donné du lait et des oeufs. Ils ont vu se construire des ponts, se creuser des voies navigables, ils ont vue de nouvelles usines donner du travail à leur parents, sans se douter que tout cela eût été impossible sans les Nations Unies.
Si la presse internationale consacrait autant de place à l'action positive des Nations Unies qu'à l'usage du droit de veto, le monde aurait une idée plus juste de nos succès et de nos échecs. Cela ne veut pas dire que les enfants, aujourd'hui occupés à leurs jeux, aient le devoir d'être satisfaits des choses telles que nous les avons faites. Il sont en droit d'attendre de nous que nous ne négligions rien pour leur donner un monde pacifique, un monde stable où il fasse bon vivre
Je voudrais, en terminant, évoquer ce mot de Pascal qui me semble résumer à la fois la situation où nous sommes et la décision que nous avons à prendre :
« Un moment vient », a dit la philosophe, « où il faut voir les choses d'un seul regard et tenir ferme la pensée d'où peut venir le salut ». Pour nous autres idéalistes, dont le choix est fait, ce moment est venu, et plus lien ne doit nous détourner foi. Prenons donc la résolution d'emprunter ce rude chemin qui ne connaît pas de raccourcis, soyons prêts à nous relever après chaque défaillance, soyons décidés à renouveler l'effort qui n'a pas abouti. L'existence des Nations Unies est un défi : nous soutenons le défi. Nous savons bien que nous ne pouvons pas solliciter la victoire sans courir certains risques, mais nous savons aussi que, si grands que soient ces risques ils ne peuvent pas être plus grands que ceux de la guerre.
Que chacun de nous fasse donc siennes cette bataille, cette lutte, cette ambition de la victoire, d'un victoire qui sera celle du Droit sur la Force, borne finale sur la longue route humaine.
Telle est la promesse que je veux obtenir de chacun de vous en ce jour des Nations unies. promesse de répondre à une vocation qui réclame le don total de nos moyens. Promesse de rester fidèles à notre serment. Promesse de bâtir un monde où les enfants pourront sans inquiètude se livrer à leurs jeux.