Déchirement à la frontière
Déchirement à la frontière

PESHKHABOUR, Iraq - Les eaux calmes du Tigre lèchent le bas d'une rampe de ciment abrupte servant de point de passage transfrontalier officiel entre deux pays ravagés par la guerre : la Syrie et l'Iraq. Le conflit syrien perdure et entame maintenant sa cinquième année. Chaque jour, des groupes de près d'une centaine de personnes traversent ici pour rejoindre le Kurdistan iraquien. Toutefois, près d'une cinquantaine de Syriens font le trajet inverse, retournant vers leur pays natal, désespérés.
Au passage transfrontalier de Peshkhabour, des valises surdimensionnées, des sacs de nourriture, des matelas, des radiateurs au kérosène et des jouets pour enfants sont déchargés sous l'oeil vigilant des gardes. Chaque jour, des familles sont déchirées tandis que d'autres, après avoir été dispersées dans toutes les directions, sont finalement réunies.
Ces derniers temps, un bon nombre des Syriens qui entrent en Iraq en tant que réfugiés à Peshkhabour viennent de Kobané, une ville syrienne assiégée située tout près de la frontière turque.
Kobané a été récemment reprise après des mois meurtriers de siège, de combats de maison en maison et de bombardements aériens incessants sur les zones environnantes. Les autorités locales affirment que la majeure partie des bâtiments de la ville ont été détruits. Nombre des maisons qui tiennent encore debout ont été piégées à l'aide d'explosifs par les militants qui souhaitent empêcher les civils de revenir chez eux.
Malgré les intenses combats qu'a connus Kobané durant l'été dernier, certains résidents disent qu'ils veulent demeurer dans leur maison et attendre la fin des combats.
« On nous a forcés à fuir », explique Nichan, un réfugié originaire de Kobané. Il a récemment discuté avec le HCR, près du passage transfrontalier, mais seulement à la condition de n'être identifié que par un pseudonyme, de peur que sa famille, en Syrie, ne soit victime de représailles. En compagnie de sa belle-soeur Djamila et de ses six enfants, Nichan a survécu au long et dangereux trajet de plusieurs semaines pour traverser le front syrien et franchir plusieurs postes de contrôle, certains dirigés par les forces gouvernementales et d'autres par les divers groupes d'opposition armés.
Nichan mentionne que sa maison, à Kobané, a été complètement détruite et qu'il lui est désormais impossible de vivre dans cette ville. Il indique que c'est la violence continue, conjuguée à la peur des insurgés qui contrôlent les villages avoisinants et de grands pans de territoire au nord et à l'est, qui les ont poussés à fuir la Syrie.
« Nous n'avions pas d'autre choix, nous devions quitter notre pays et aller ailleurs », explique-t-il.



Le frère de Nichan, Rezan (également un pseudonyme), le père des six enfants a fait le même voyage en septembre dernier. Après avoir déniché un emploi au Kurdistan iraquien, il a supplié Nichan de suivre ses traces et de l'aider à retrouver sa femme, Djamila, et ses enfants.
« C'était difficile pour moi de prendre soin de tous ces enfants durant le voyage », souligne Nichan, un sourire aux lèvres. « Mais ce sont mes nièces et mes neveux alors, bien sûr, je devais le faire. »
Comme s'ils devinaient l'épreuve que subissait leur oncle, les enfants, âgés de six à treize ans, ont débarqué du bateau en silence, l'un après l'autre, formant une ligne bien ordonnée derrière leur mère. Une fois à bord de l'autobus qui les emmènera vers le camp de réfugiés situé à la lisière de la province irakienne de Dohouk, ils se sont mis à remuer sur leur siège, anxieux.
Leur destination finale, Erbil, la florissante métropole du Kurdistan iraquien, l'endroit où leur père les attendait, était encore loin.



De retour au passage frontalier de Peshkhabour, un réfugié d'une trentaine d'années, originaire de la province de Qamishli, dans le nord de la Syrie, se tient debout sur la berge, observant un bateau qui part dans la direction opposée, passant de l'Iraq vers la Syrie. Sa soeur fait partie des passagers. S'efforçant de retenir ses larmes, il regarde le bateau jusqu'à ce qu'il disparaisse au détour de la rivière.
« Elle doit passer des examens à Alep, » justifie doucement Mohammed. Il vit en Iraq depuis maintenant deux ans. Pendant son exil, il ne voit sa soeur cadette que durant quelques mois à la fois, durant les vacances universitaires. Malgré la violence qui fait toujours rage à Alep, la plus grande ville de Syrie qui a connu les pires affrontements durant les quatre ans du conflit, elle est déterminée à terminer ses études en littérature anglaise.
« Chaque fois que je lui dis au revoir, je crains que ce soit la dernière fois que je la vois. », dit Mohammed pour expliquer leurs adieux empreints d'émotion. Il indique qu'il ne pleure que rarement - et encore, jamais en public, car au Moyen-Orient, il est mal vu pour un homme de verser des larmes. Même si la vie qu'il avait en Syrie avant la guerre lui manque, il est réaliste quant à son avenir; sa soeur et lui croient tous les deux que leur futur est en Iraq.



Dans l'autobus qui traverse la province irakienne de Dohouk, Djamila, la belle-soeur de Nichan, dit que les collines lui rappellent sa région d'origine. Comme Nichan, elle n'a accepté de se confier qu'à condition de n'être identifiée que par un pseudonyme. Tout au long du trajet, elle a pris soin en silence de ses jeunes enfants pendant que Nichan s'occupait des documents nécessaires.
Djamila avoue avoir des sentiments partagés quant à ce voyage. Bien qu'elle soit impatiente d'enfin revoir son mari après plus d'un mois, elle était réticente à l'idée de vivre dans un camp de réfugiés.
« Elle n'est pas à l'aise avec cette idée », confirme Nichan.
Apparemment inconscients du long voyage et des épreuves qui les attendent, ses nièces et neveux pouffent et sourient. « Ces enfants, ils ne comprennent rien », mentionne Nichan. « Ils ne comprennent pas ce qu'ils vivent, ils ne saisissent pas l'ampleur de la situation. Tout ce qu'ils savent, c'est qu'ils vont voir leur père et ils s'en réjouissent. »
Comme nombre de familles syriennes, celle de Nichan a été éparpillée par le conflit. Son frère le plus âgé est resté à Kobané pour protéger la demeure familiale. Son autre frère aîné, le mari de Djamila, a trouvé un emploi en Iraq pour subvenir aux besoins de sa famille pendant leur exil. Nichan, le plus jeune des trois, prévoit retourner en Syrie, dans la province de Hassakeh, dès que les enfants et Djamila seront installés : il tient à finir ses études universitaires. Il y a déjà des mois depuis la dernière fois où ils étaient tous ensemble et Nichan dit s'attendre à ce que bien d'autres mois s'écoulent avant que toute la famille ne puisse être réunie à nouveau.



Après plus de quatre heures, le groupe de plus de 300 réfugiés syriens transportés par le convoi de 19 autobus depuis la frontière arrive à l'entrée du camp de réfugiés de Gawilan. Ils pourront officiellement s'y enregistrer à titre de réfugiés, puis s'installer dans le camp ou poursuivre leur voyage vers une autre destination.
Tout le monde commençait à s'assoupir. Se plaignant d'un mal de tête, Nichan tente à plusieurs reprises de joindre un cousin qui vit dans le camp avec sa famille. Ils ne se sont pas vus depuis plus d'un an. Djamila et ses enfants sortent de l'autobus et se mettent à cueillir des plantes amères, toleke en kurde, une plante similaire aux feuilles de pissenlits. Ces plantes poussent dans le nord de l'Iraq, au printemps.
« Nous avons les mêmes plantes en Syrie », fait remarquer Djamila, prévoyant un de leurs premiers repas dans le camp. « On les fait cuire avec de l'huile et des oignons. Je pourrai les préparer de la même façon, ici, maintenant que j'aurai une cuisine à nouveau », explique-t-elle en faisant référence à une cuisinette improvisée dans la tente, à l'endroit où elle vivra temporairement avec ses enfants jusqu'à ce qu'elle ait des nouvelles de son mari, installé à Erbil, tout près de là.
« Bien sûr, ce serait mieux si je pouvais le faire à la maison, en Syrie », ajoute-t-elle avec un sourire triste.
S'il n'en tenait qu'à lui, Nichan n'aurait quant à lui jamais quitté la Syrie. « À mon avis, il aurait été préférable de rester chez moi, à Kobané, » dit-il. Comme Mohammed, toutefois, il admet qu'il est incapable d'imaginer l'avenir pour sa famille en Syrie.
Une fois enregistrés dans le camp, Nichan, Djamila et les enfants ont été transportés vers une mosquée où ils ont pu rencontrer leurs cousins. Nichan a retrouvé son énergie dans l'effervescence des étreintes et des baisers.
« Maintenant, j'ai l'impression que tout va bien aller », dit-il, un large sourire aux lèvres.
Écrit par Susannah George