«Vivre comme une famille normale»
«Vivre comme une famille normale»
Entre séparations, craintes et espoirs, la vie morcelée de Pema a, plusieurs années durant, pris la forme d’une photo de famille posée sur l’autel de son salon. On l’y voit entourée de ses trois enfants âgés de 12, 10 et 5 ans – souvenir d’un court séjour en Inde pendant l’été 2017. Lorsque nous la rencontrons dans son appartement, seul le plus jeune d’entre eux, Champo, est présent – dégustant son goûter avec calme et gourmandise.
Arrivée en Suisse six ans plus tôt, enceinte de ce troisième enfant, Pema a dû fuir son village seule dans la nuit, sans pouvoir saluer ses deux aînés endormis. Craignant pour sa vie, elle rejoint le Népal dans la clandestinité. Elle arrive finalement en Suisse et y dépose une demande d’asile, prête à affronter les aléas de cette procédure doublés d’une grossesse en solitaire. Son mari – resté au pays pour s’occuper d’un beau-père handicapé – décide quatre ans plus tard d’envoyer les deux aînés en Inde, dans l’espoir qu’ils puissent y retrouver leur mère. Le moine qui les accompagne ne parvenant pas à la trouver, il finit par confier les enfants à un couple de tibétains installés à New Delhi. Ceux-ci ne pouvaient en effet ni revenir en arrière (une sortie clandestine du territoire tibétain en Chine étant considérée comme un délit); ni poursuivre leur exil à destination de la Suisse faute de moyens.
«Mon fils avait presque de la peine à me reconnaître après tant d’années, mais le lien s’est rapidement renoué.»
Pema, 38 ans, a vécu six années durant séparée de ses deux aînés.
Ce n’est qu’en 2016 que Pema reçoit pour la première fois des nouvelles de ses enfants et de leur arrivée en Inde. Elle obtient par la suite l’autorisation de leur rendre visite, à l’été 2017: «Mon fils avait presque de la peine à me reconnaître après tant d’années, mais le lien s’est rapidement renoué.» A l’entendre, leur situation n’était pas viable: le couple tibétain avait bien accepté de les loger et de les nourrir à peu de frais, mais ils restaient tous deux très dépendants de leurs allées et venues; contraints d’attendre leur retour pour manger et laissant les journées passer sans pouvoir aller à l'école. Faute de perspectives sur place pour subvenir aux besoins de sa famille, la possibilité pour Pema de les rejoindre en Inde n’apparaissait pas non plus comme une option envisageable.
Pema profite alors du mois passé avec eux pour leur apprendre l’essentiel: comment cuisiner par eux-mêmes, mais aussi garantir leur sécurité dans une grande ville étrangère. Une façon de faire face à la douloureuse obligation de les laisser en arrière, livrés à eux-mêmes entre deux patries. «A chaque instant, je craignais qu’ils ne se retrouvent en danger», avoue-t-elle le cœur serré.
En Suisse, Pema est au bénéfice d’une admission provisoire (permis F-réfugié) depuis mars 2015. A ce titre, elle n’a droit au regroupement familial qu’à des conditions strictes, dont un délai de trois ans. Cette longue attente, à la lumière de la situation dans laquelle vivaient ses aînés, s’était transformée en une source de stress sourde et continue, qui l’empêchait de vivre normalement: «Parfois, je n’arrivais même plus à dormir à cause de l’inquiétude.»
Pour bon nombre de réfugiés, le regroupement familial est l’une des premières étapes indispensables pour renouer avec une vie stable dans leur nouveau pays d’accueil. Cela vaut tout particulièrement dans les cas où certains membres de la famille se trouvent hors de Suisse, dans des conditions dangereuses ou précaires. Mais dans le cas des personnes admises provisoirement, les restrictions imposées transforment souvent ce besoin fondamental en un véritable parcours du combattant. Outre l'attente de trois ans après l’obtention d’un statut, les autorités exigent en effet la démonstration d’une autonomie suffisante pour subvenir aux besoins futurs du foyer. Cela implique avant tout de disposer d’un logement, et d’un emploi suffisamment rémunérateur.
«J’ai fait tout mon possible, mais j’ai longtemps eu peur que ce ne soit jamais suffisant. A chaque instant, je craignais que mes enfants ne se retrouvent en danger.»
La séparation d'avec ses aînés constituait une source de stress sourde et continue pour Pema, qui n'a cessé de se battre pour les faire venir en Suisse.
Pema s’est investie sans compter pour remplir les conditions imposées à ces indispensables retrouvailles: en faisant des ménages, elle se débrouille peu à peu pour travailler à 100% – tout en assumant seule l’éducation de son dernier enfant. Comme il lui semble impossible d’attendre trois longues années sans rien faire, elle multiplie les démarches avec l’aide du service juridique de l’ONG Caritas pour permettre à ses enfants d’arriver en Suisse au plus vite. «J’ai fait tout mon possible, mais j’ai longtemps eu peur que ce ne soit jamais suffisant; que l’on me demande toujours quelque chose de plus – un papier à fournir; une condition à remplir – jusqu’à ce que je renonce», se rappelle Pema d’une voix émue. Par chance, elle peut compter sur la solidarité des habitants de la région pendant cette période difficile: touchés par son combat, ceux-ci soutiennent sa demande de regroupement familial par le biais d’une pétition qui reçoit près de 3'000 signatures.
En avril 2018, soit trois années après l’obtention de son permis F et pas moins de six ans après son arrivée en Suisse, la nouvelle si ardemment désirée arrive enfin: après d’innombrables aléas, formalités et moments de découragement, sa demande de regroupement familial est acceptée par les autorités suisses.
Ses deux grands enfants sont finalement arrivés en Suisse il y a quelques semaines. Dans leur appartement, des offrandes trônent dans le salon et des drapeaux de prière flottent au-dessus du balcon. Les prières de Pema, qui les ont bercés durant de longs mois, ont été exaucées. Sa détermination sans faille enfin récompensée, Pema n’a aujourd’hui plus qu’une idée en tête: «Je veux que nous puissions commencer à vivre comme une famille normale, tout simplement.»
L’admission provisoire: un droit de rester uniquement temporaire
Certains demandeurs d’asile ne sont pas reconnus en tant que réfugiés en Suisse, même s’ils viennent de pays où planent de nombreux dangers. Les personnes qui fuient par exemple une guerre ou une guerre civile n’obtiennent la plupart du temps qu’une admission provisoire, qui doit être renouvelée chaque année et ne donne accès qu’à des droits limités. Elles ne peuvent cependant pas retourner dans leur pays pendant de longues périodes, puisque les conflits y perdurent souvent durant des décennies.
On estime que 90 % des personnes admises provisoirement restent en Suisse à long terme, sans obtenir de permis de séjour ni bénéficier de mesures d’intégration adaptées. Ce statut est à la source de nombreuses difficultés d’accès à l’emploi et au logement, la plupart des employeurs et régies immobilières étant rebutés par l’étiquette trompeuse d’une présence «provisoire» de ces personnes. Pour faire face à ces difficultés, des améliorations telles que l’abolition d'une taxe spéciale sont récemment entrées en vigueur. En avril 2018, la Confédération et les cantons se sont par ailleurs accordés sur un programme d'intégration qui permettra d'accélérer et d'intensifier la promotion de l'intégration des réfugiés et des personnes admises provisoirement. Il reste cependant encore d’importants défis à relever en la matière. Un délai d’attente de trois ans après l'obtention d'un tel statut est par exemple imposé quant aux demandes de regroupement familial, comme dans le cas de Pema. Cela peut s'avérer très douloureux et faire obstacle à la bonne intégration des personnes concernées.
L’admission provisoire n’existe qu’en Suisse et au Liechtenstein. Tous les autres pays européens ont introduit un statut de protection spécial, qui offre de meilleures perspectives d’intégration. Le HCR s’engage dans ce sens pour sensibiliser le public et les autorités suisses aux dimensions problématiques de l’admission provisoire.